Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/948

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chances d’attendrir ou de convaincre. Mais ils avaient passé inaperçus ; et celui-là, du jour où il parut, remua l’univers. Traduit dans toutes les langues, où n’a-t-il point pénétré, où n’a-t-il point répandu, avec la haine de l’esclavage, le désir passionné d’un régime plus humain ? Et n’est-ce pas chose naturelle que, effarée elle-même d’un succès à ce point prodigieux, Mme Stowe ait toujours refusé de s’en attribuer le mérite ?

La chose est si naturelle que, aujourd’hui encore, bon nombre de théologiens anglais et américains s’accordent à reconnaître, dans la Case de l’Oncle Tom, une œuvre directement inspirée par la Providence. Ces messieurs seraient prêts à dire, avec Mme Stowe, que « c’est Dieu qui a écrit » le fameux roman. « Jamais, avant ni après, Mme Stowe n’a rien produit de comparable à ce livre, » nous affirme l’un d’eux, dans la dernière livraison de la London Quarterly Review ; « ses autres romans sont agréables, caractéristiques, pleins de renseignemens curieux sur les hommes et les choses de son temps ; et tous reflètent admirablement l’âme à la fois très simple et très haute de la pieuse femme-enfant qui les a conçus. Mais nous voyons toujours comment elle les a conçus, à quelle source elle les a puisés, par quels moyens elle a donné une forme artistique aux matériaux divers qu’elle y recueillait : tandis que nous ne voyons rien de tout cela, au contraire, pour le seul livre qu’elle ait écrit sous une inspiration d’en-haut, sous la même inspiration qui a, jadis, appelé Jeanne d’Arc à sauver la France de la domination anglaise, et à sauver l’Angleterre de son funeste désir de souveraineté européenne. »

L’idée ne me serait pas venue, je l’avoue, de rapprocher la mission De Mme Stowe de celle de Jeanne d’Arc, ni de considérer la bergère de Domrémy comme « appelée d’en haut à sauver l’Angleterre. » Mais surtout il m’est impossible d’admettre que le caractère inspiré de la Case de l’Oncle Tom consiste en ce qu’on ne devine pas « comment il a été conçu, à quelle source l’auteur l’a puisé, et par quels moyens elle a donné une forme artistique aux matériaux divers qu’elle y recueillait. » Je reconnais bien que la Case de l’Oncle Tom ne ressemble en rien aux autres romans de Mme Stowe, Dred, la Fiancée du Pasteur, Ma Femme et moi ; j’ajouterai même que ces romans sont, au point de vue littéraire, infiniment meilleurs que la Case de l’Oncle Tom, plus vivans, plus agréables, écrits avec un sens plus juste de la composition et du style[1]

  1. Voyez, sur ces romans de Mme Beecher Stowe, les articles de John Lemoinne, de Cucheval-Clarigny, et de Mme Th. Bentzon, dans la Revue du 1er novembre 1856, du 1er novembre 1839, et du 1er avril 1812.