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Mme Beecher Stowe est devenue une femme de lettres, une femme célèbre aussi, ce qui ne pouvait manquer d’insinuer dans sa vie un peu de convention, pour ne pas dire de banalité. Et sans doute nous avons grand plaisir à la voir s’accommoder de la gloire avec un doux sourire enfantin, toujours simple et bonne, le cœur toujours rempli de rêves généreux. Ses lettres à George Eliot, charmantes de fraîcheur et de belle humeur, sa correspondance avec son mari et ses frères, ses angoisses patriotiques durant cette Guerre de Sécession où l’on peut bien dire que c’est elle qui a emporté la victoire, tout cela achève de nous inspirer pour elle une sympathie mêlée de respect. Mais nous n’en avons pas moins l’impression que, dès la publication de l’Oncle Tom, le rôle qu’elle avait à jouer se trouve fini, que son œuvre est faite, et que ses productions littéraires même les plus remarquables, ses romans, ses nouvelles, ne sont plus que des passe-temps où elle se divertit. Et il n’y a pas au contraire une seule page, dans le récit de ses années d’enfance et de jeunesse, qui ne nous la montre s’apprêtant de toute son âme à la tâche qu’elle va accomplir, ou plutôt qui ne nous la montre poussée, à son insu, vers l’accomplissement de cette grande tâche. Car s’il n’est pas vrai que la façon dont elle a écrit l’Oncle Tom ait désormais pour nous rien de mystérieux, nous ne pouvons nous empêcher, en revanche, de reconnaître la trace d’une intervention providentielle dans la façon dont elle a été, dès le début, prédestinée à l’écrire, et dont toutes les circonstances de sa vie l’y ont insensiblement préparée. C’est d’ailleurs de quoi elle-même avait conscience, quand elle faisait remonter à Dieu le mérite et l’honneur de son œuvre. Dans une admirable lettre qu’elle écrivait à son fils, en 1882, elle disait que ce qui constituait l’unité de sa longue vie, c’était « d’avoir eu à toute heure, depuis l’enfance, un sentiment très vif et très profond de la présence éducatrice et directrice de Jésus auprès d’elle. » Et en effet c’est comme si, pendant les quarante premières années de sa vie, une force supérieure l’eût sans cesse tenue par la main, raffermissant, la guidant, l’empêchant de s’arrêter avant l’heure qui convenait pour l’action décisive.

Son éducation, ses amitiés, les milieux divers où elle a vécu, tout a toujours concouru à créer, autour d’une âme naturellement romanesque, une étrange atmosphère d’exaltation mystique et sentimentale. La voici d’abord élevée par sa mère, personne nerveuse, souffreteuse,