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l’on n’entendait que plaintes et doléances, où les humbles et les simples avaient des chagrins, d’amers dégoûts que leurs sphinx ne consolaient point : « J’ai vu la violence, la violence ! J’ai vu le forgeron à la gueule du four, ses doigts sont rugueux comme la peau d’un crocodile. L’artisan en métaux n’a pas plus de repos que le laboureur ; la nuit il est censé libre, et la nuit il travaille encore. Le tailleur de pierres reste accroupi dès le lever du soleil, ses genoux et son échine sont rompus. Le barbier se rompt les bras pour remplir son ventre. Le batelier descend jusqu’à Natho pour gagner son salaire, et à peine arrive-t-il à son verger, il lui faut s’en aller. Le maçon s’use au travail ; quand il a son pain, il rentre dans sa maison et bat ses enfans. Le tisserand est aussi triste qu’une femme et sa misère lui pèse. Les doigts du teinturier exhalent l’odeur des poissons pourris, et ses yeux sont battus de fatigue. Le cordonnier est très malheureux, il suce le cuir pour se nourrir. »

A la vérité, le vieux scribe, qui traçait ces désolans tableaux, ne se plaignait point de son métier et engageait son fils à le préférer à tous les autres ; mais ce jeune homme ne l’en croyait pas, il avait vu son père à l’œuvre et acquis la conviction que les scribes, les intellectuels d’alors, étaient de pauvres hères, que les os qu’ils rongeaient contenaient peu de moelle, que la littérature est de tous les moyens de parvenir le plus chanceux, le plus ingrat. Qu’on soit scribe ou teinturier, cette terre sera toujours la patrie des mécontens, et après tout, il est bon qu’il y en ait. La plupart sont fort incommodes et causent aux gens tranquilles de grands et inutiles ennuis ; quelques-uns remplissent une mission, ils rendent à l’humanité des services essentiels : ils lui communiquent l’inquiétude de leur esprit, ils l’empêchent de s’endormir, et ce monde n’est pas une tente dressée pour le sommeil. Les grands saints, dont le peuple russe aime à méditer la légendaire histoire, étaient eux-mêmes de la race des éternels mécontens. Nourris, eux aussi, d’abstractions, la société où ils étaient nés leur plaisait si peu qu’ils brûlaient du désir de la changer, et que leur vocation, selon la parole d’une sainte, les hantait tout le jour comme un péché.


G. VALBERT