Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/440

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

piston faussés. Il n’y a qu’un moyen de les redresser, c’est, carrément, de les remettre à la fonte.

Il n’y a qu’un moyen de redresser, moralement et intellectuellement, le suffrage universel : c’est de le spécialiser, de le localiser, c’est de l’organiser. Tel qu’il est, le vice capital de ce suffrage est d’écarter, par le dégoût ou le sentiment de l’impuissance, tout ce qui a une valeur, de la fierté, le respect d’autrui et de soi-même ; et, comme conséquence, de nous livrer aux aventuriers. Une élection est aujourd’hui, dans bien des cas, une sorte de brigandage public, et il y a des comités qui enlèvent un siège, comme autrefois des bandes arrêtaient les diligences. Le métier de candidat est tombé si bas que, malgré la récompense ou la consolation des fidélités et des amitiés rencontrées, il reste au cœur une amertume indicible et comme une stupéfaction de l’avoir fait. Peu à peu, la politique ayant été abandonnée aux seuls politiciens, il s’interpose, entre ce qu’on nomme le monde politique et la nation honnête et saine, une muraille de mépris. Eh bien ! c’est cette muraille qu’il faut abattre ; il faut reprendre la politique aux politiciens ; il faut y réintéresser la nation ; il faut chasser du suffrage universel les aventuriers, en l’arrachant à l’accaparement des comités ; il faut rendre à chacun sa place. Alors ce ne sera peut-être pas encore le moment de décrocher la lyre et d’entonner des hymnes ; mais peut-être alors sera-t-il permis de commencer à parler de la « dignité » et de « la sincérité » du suffrage universel.

Le suffrage universel aura une « sincérité » et « une dignité » lorsqu’il assurera, avec la « sincérité » de l’électeur, la « dignité » du candidat ou de l’élu. C’est pour hâter ce jour, et non pour le mortifier au spectacle de ses difformités et de ses infirmités, qu’il y avait sans doute intérêt à l’analyser, comme tout autre phénomène social, sans passion dénigrante, mais sans vénération superstitieuse. Il serait étrange, en vérité, que nous osions, au ciel et sur la terre, toucher à tout, même aux choses où nous ne pouvons rien, sauf à lui qui dépend de nous, qui est nous, que nous ferons ce que nous voudrons. Et il n’y aurait pas de quoi tant se vanter d’avoir détrôné tant de dieux ou brisé tant d’idoles, si c’était pour rester, dans une immobilité stupide, à plat ventre devant un fétiche !


CHARLES BENOIST.