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est séparé des objets, je comprends ; quand on me dit que mon cerveau ne peut pas sortir de moi pour pénétrer dans les objets, je comprends ; mais, appliqués à l’âme, ces mêmes mots n’ont même plus l’ombre d’une signification ; — ou alors il faut se représenter l’âme comme matérielle et logée dans la tête, ce qui ferait frémir les idéalistes !

Voici le second argument sur lequel on s’appuie pour démontrer l’intériorité des phénomènes sensibles. C’est l’argument éternel du rêve. Nous l’avons déjà, à cette même place, discuté en détail[1]. Il nous suffira ici de résumer très brièvement cette discussion. Dans le rêve, nous voyons des objets semblables aux objets réels ; bien plus, nous les croyons réels, et cette croyance est aussi absolue que pendant la veille ; en somme, le rêve, pendant que nous rêvons, est exactement identique à la veille ; les différences que les psychologues ont cru voir entre ces deux états s’évanouissent dès qu’on les examine avec précision. On ne trouve rien dans la réalité qui la distingue radicalement du rêve. Voilà l’observation qui sert de point de départ, et nous déclarons qu’elle est juste. Mais voici ce qu’on en tire. Puisque la réalité et le rêve se ressemblent, dit-on, la réalité est un rêve. Les objets « réels » ne sont pas plus « extérieurs » que les objets du rêve, ce sont aussi de pures images, des fantômes « projetés » hors de nous par un mystérieux mécanisme hallucinatoire.

A cet argument, nous opposons une double réponse. D’abord le raisonnement n’est pas rigoureux ; car de ce que certaines perceptions, celles du rêve, seraient illusoires, il ne suivrait pas que toutes les perceptions le fussent. Il faut insister sur ce point ; car il y a là un sophisme que commettent trop souvent les psychologues : ils citent des cas où la sensation est trompeuse, comme l’hallucination, le rêve ; et ils en concluent, au mépris de toute logique, que, dans tous les cas, la sensation est trompeuse. Qu’un sceptique invoque l’argument du rêve pour faire naître un doute sur la réalité sensible, soit ; mais qu’un idéaliste invoque cet argument pour nier cette réalité, voilà qui est insoutenable. Or, depuis Taine, on s’est presque toujours payé de cette monnaie. — De plus, le raisonnement pourrait tout aussi bien être retourné ; au lieu de dire : « la réalité et le rêve se ressemblent, donc la réalité n’est qu’un rêve, » il serait tout aussi légitime et tout aussi

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1898.