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par les circonstances. Il n’y a voulu voir que l’effet de la vanité blessée de Bernis et de l’amour-propre offensé de Mme de Pompadour. « Mlle Poisson, dame Le Normand, marquise de Pompadour, était réellement premier ministre d’État. Certains termes outrageans lâchés contre elle par Frédéric, qui n’épargnait ni les femmes ni les poètes, avaient blessé le cœur de la marquise, et ne contribuèrent pas peu à cette révolution dans les affaires qui réunit en un moment les maisons de France et d’Autriche après plus de deux cents ans d’une haine réputée immortelle[1]. » Il s’en faut que telle ait été sur le moment son impression. Au contraire, la nouvelle, sitôt qu’il en a connaissance, le transporte de joie. « Tout solitaire, tout mort au monde que je suis, j’ai l’impertinence d’être bien aise de ce traité. J’ai quelquefois des lettres de Vienne, la reine de Hongrie est adorée. Il était juste que le bien-aimé et la bien-aimée fussent amis.  » Et quelques jours après : « Dites-moi donc, Madame, vous qui êtes sur les bords du Rhin, si notre chère Marie-Thérèse, l’impératrice reine, dont la tête me tourne, prépare des efforts réels pour reprendre sa Silésie… Ne seriez-vous pas bien aise de voir deux femmes, deux impératrices, peloter notre grand roi de Prusse, notre Salomon du Nord[2] ? » Il a vu aussitôt dans cette révolution politique un moyen pour lui de rentrer en scène. Il s’en ouvre à Richelieu. « Il ne m’appartient pas de fourrer mon nez dans ces grandes affaires, mais je pourrais bien vous certifier que l’homme dont on se plaint (Frédéric) n’a jamais été attaché à la France, et vous pourriez assurer Mme de Pompadour qu’en son particulier elle n’a pas sujet de se louer de lui. Je sais que l’Impératrice a parlé, il y a un mois, avec beaucoup d’éloges, de Mme de Pompadour. Si j’osais aussi vous parler de moi, je vous dirais que je n’ai jamais conçu comment on avait de l’humeur contre moi de mes coquetteries avec le roi de Prusse. Si on savait qu’il m’a un jour baisé la main, toute maigre qu’elle est, pour me faire rester chez lui, on me pardonnerait de m’être laissé faire, et si on savait que cette année on m’a offert carte blanche, on avouerait que je suis un philosophe bien revenu de ma passion. J’ai, je vous l’avoue, la petite vanité de désirer que deux personnes le sachent et (ceci n’est pas une vanité, mais une délicatesse de mon cœur) que ces deux personnes le sachent par vous[3]. » Une fois encore on dédaigna d’utiliser cette bonne volonté qui s’offrait. Ou plutôt on la mit à une épreuve dérisoire. Il se trouva un courtisan pour

  1. Voltaire, Mémoires.
  2. Voltaire à la comtesse de Lützelbourg, août et septembre 1756.
  3. Voltaire à Richelieu, 10 octobre 1756.