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ses apparentes folies sont parfois sa sagesse. Certains peuples ont été épris d’un idéal universel et humain ; l’Angleterre a préféré mettre en pratique, pour la grandeur et l’expansion de sa propre race, la fière parole qu’une cité anglo-saxonne a inscrite sur ses armes : « Je veux, I will. »

Pour certains admirateurs contemporains de l’Angleterre, les Anglo-Saxons ne seraient rien moins qu’une variété supérieure de l’espèce humaine, soit au point de vue de l’anthropologie, soit à celui de la psychologie ; et on voudrait transplanter chez nous les qualités anglaises, les institutions anglaises, les mœurs anglaises, l’éducation anglaise. N’est-ce point, comme on l’a dit, ressembler à ces enfans qui plantent dans leur jardin des fleurs « sans leurs racines, » et s’étonnent ensuite de les voir fanées ? Sous la Restauration, on sécriait avec Villèle : transportons en France une aristocratie de grands propriétaires terriens; sous le gouvernement de Juillet, avec Guizot : copions les parlementaires ; sous le second Empire, avec Le Play : empruntons la décentralisation et les libertés locales ; aujourd’hui : imitons l’individualisme anglais, cultivons le moi, soyons volontaires, soyons forts ! Tout sera sauvé si nous devenons des Anglo-Saxons, c’est-à-dire des hommes ayant la vigueur musculaire et l’amour du sport, la volonté énergique et l’esprit d’entreprises lointaines. Selon le mot du philosophe anglais : « Soyons de beaux et bons animaux ! » Autrement dit : Imitons précisément ce qui est inimitable, imitons les qualités natives du tempérament héréditaire ! Chose presque aussi logique que de dire : — Ayons une taille de 1 m. 80, un indice céphalique de 74, et amenons 100 au dynamomètre. Ce qu’il faut imiter de l’Angleterre, c’est son effort constant pour se perfectionner elle-même sans rompre brusquement avec son passé. Au lieu de nous écrier : « — Soyons Anglo-Saxons, » il serait plus sage de dire : — Développons nos qualités propres et luttons contre nos vices. Luttons contre la stérilité volontaire, contre l’alcoolisme, contre la criminalité montante, contre la presse licencieuse et diffamatoire, contre le scepticisme sous toutes ses formes, contre le matérialisme de la pensée et de la vie ; opposons à l’individualisme mal compris le sentiment du devoir social ; en un mot, relevons la moralité privée et publique, qui est la même pour les Latins, les Celtes et les Anglo-Saxons.

Alfred Fouillée.