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séparait du corps qui les explique, personne ne s’aviserait d’y reconnaître des mains. Quant aux yeux, il les rend par une poche sous le sourcil ou par rien. Nombre de ses figures sont absentes, plongées dans le collet du paletot ou noyées d’ombres. On dirait qu’il a, comme Hokou-Saï le fit une fois, tenu le pari d’exprimer les têtes par le simple contour, sans rien mettre dedans. Non qu’il ne puisse, mais il ne daigne. Son dessin est comme son esprit : il emporte le morceau et il ne le rapporte pas toujours. Et ce qu’il oublie, c’est justement ce qui tiendrait lieu de légende ou la ferait prévoir. Son trait n’a pas plus de psychologie que s’il était d’un impressionniste.

Impressionniste, il le fut autrefois ; et, de cette école qui « mène à tout, à condition qu’on en sorte, » il en est sorti. Ce qu’il en a gardé était bon à prendre : c’est le trait haché, les petits coups prestes, sursautans qui font papilloter une silhouette. Il divise une ligne comme ses confrères divisent une couleur. De là, un brio, un mouvement qu’on n’obtient jamais avec de longues lignes suivies. Même quand ses traits se suivent exactement, il se garde de les faire se toucher. Entre eux, reste un jour qui suffit à rompre la monotonie. C’est là, souvent, la seule différence qu’aient le trait de M. Forain et celui d’Henry Monnier. Et combien pourtant moins vibrant et moins « coloriste, » si l’on pourrait ainsi dire, — est Henry Monnier ! M. Caran d’Ache, au contraire, n’a rien pris aux impressionnistes. S’il vient de quelque école, c’est assurément d’une école classique. Sa ligne est longue, suivie, souvent et plus que de raison, serpentine, selon le précepte d’Hogarth. Toute forme est définie. Tout geste est achevé. Son trait est de l’Ingres comique, et rien, en lui, n’annonce le temps qui a vu paraître M. Renouard, M. Renoir, M. Caillebotte et M. Degas.

Tous les deux pourtant se ressemblent en ce qu’ils ont réduit au minimum les signes nécessaires à l’expression : l’un des altitudes simples, l’autre des gestes compliqués. Ce sont les virtuoses de la synthèse et les maîtres de la suggestivité. Au point de vue du grand art, il leur faut savoir gré d’avoir remis en honneur la synthèse en remettant la ligne en honneur. Sans doute, on peut prétendre qu’il n’y a pas de ligne proprement dite dans la Nature. La succession infinie des différens plans rend toute ligne une chose fausse. Il n’y a en réalité que des points. Les relier entre eux est arbitraire, comme relier entre elles des idées particulières