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torrens. Il y a eu là certainement, autrefois, un lac, peu étendu mais très profond, d’où les eaux se sont échappées en pratiquant peu à peu dans le rocher la coupure par laquelle nous venons de passer. Nous remontons celui de ces torrens qui oblique le plus vers le sud, et nous marchons pendant trois kilomètres environ dans le fond de la vallée. Le thalweg, entre les deux parois rocheuses qui l’encaissent, est large d’environ cinq cents mètres. Il est revêtu d’herbe, ou du moins il l’a été durant la belle saison, et, des deux côtés, les pentes très escarpées, formées de calcaires grisâtres, sont garnies de quelques genévriers rabougris. Cet endroit se nomme Sari-Koutchouk. C’est là que nous devons camper, en un point où la vallée tourne et se ramifie. Le guide scalpé s’arrête. L’emplacement n’est pas mal choisi : il est abrité du vent, et on y trouve de l’eau et du bois. Deux yourtes y ont été installées d’avance, l’une pour nous, l’autre pour Chi-Othman-Djoumani et pour les hommes qui raccompagnent. L’heure n’est pas avancée : je constate que nous aurions pu chasser le long de la route sans inconvénient, et je regrette les beaux coups de fusil que la hâte de nos guides m’a fait perdre. Je me console en pensant que nous allons pouvoir dîner, car je suis à jeun depuis le départ, et mes premiers mots, après avoir fait halte, sont pour donner à Souleyman l’ordre de préparer le pillao. Je précise même, en lui disant : Katta palao, « un pillao copieux. » D’abord nous avons des hôtes, puis nous avons pour notre propre compte, Ivan Balientsky et moi, un fort appétit, dû à la marche, à la longue durée de l’étape, et à l’air de la montagne. Aussi mon étonnement est grand lorsque Souleyman me déclare avec calme qu’ « ici on ne dîne pas. » Je crois avoir mal entendu. Mais mes hommes, ainsi que les indigènes de Chi-Othman, me confirment tranquillement la chose. Il est vrai que les gredins ont eu soin tout le long du chemin de se garnir plus ou moins l’estomac en grignotant des rogatons contenus dans leurs bissacs. Je n’en ai pas fait autant.

Nous sommes partis le matin de fort bonne heure, après un repas sommaire qui, selon mon habitude invariable, que j’ai transportée d’Afrique en Asie, n’a été suivi d’aucun autre au milieu du jour. C’est la condition essentielle, à mon avis, lorsqu’on veut faire de longues étapes et en même temps ne pas voyager de nuit, de manière à bien voir la route. D’ailleurs, dans des montagnes aussi escarpées et aussi difficiles, on doit profiter de toutes les heures de jour pour gagner du terrain : on ne pourrait