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Il avait eu ses hauts et ses bas ; il avait vu pousser des roses sur son fumier, il les avait cueillies, et comme l’ivrogne de Gavarni, il pouvait dire : « Nous avons eu nos beaux jours. » Mais sa fin mystérieuse paraît avoir été tragique : on finit toujours mal dans ce métier. Au printemps de 1859, quand la France eut déclaré la guerre à l’Autriche, on le trouva un matin mort dans son lit ; la veille au soir, il était en parfaite santé. La police autrichienne survint à l’improviste pour constater le décès, elle empêcha l’autopsie, hâta les obsèques, et le médecin qu’elle avait amené déclara que quoique cet homme regrettable n’eût pas le tempérament apoplectique, il avait succombé à une attaque foudroyante. Il se présentait fort bien ; il avait une superbe taille, des cheveux d’un blond clair, des prunelles d’un bleu céleste ; c’était un des plus beaux hommes qu’eût jamais vus le prince Kraft : « Ses yeux, nous dit-il, étaient si honnêtes, si affectueux et si candides que personne n’eût pu deviner en lui le plus rusé des traîtres. »

Dans leur première entrevue, le prince lui demanda s’il était vraiment de bonne foi, quelles garanties il pouvait lui fournir. Il répondit qu’il n’en avait point à offrir et qu’il ne faisait point d’affaires avec les gens qui lui en demandaient. — « À la bonne heure, repartit le prince, je me charge de me les procurer. Je suis un homme bien informé, et je sais que les nouvelles que vous me donnez touchant certains mouvemens de l’armée autrichienne sont exactes. Lisez les premières lignes du brouillon que voici, vous les y trouverez. » Jérémie lut et pâlit. Le prince ajouta que, s’il le soupçonnait jamais de le vendre au gouvernement autrichien, il prendrait les devans et le ferait pendre haut et court pour crime de haute trahison. Cette fois Jérémie ne pâlit pas ; il sourit agréablement et riposta qu’à ce compte il était sûr de vivre longtemps.

Dès ce jour, ils se virent souvent. On ne gênait pas leur commerce secret ; Jérémie avait persuadé à la police qu’il fournissait à l’attaché de l’ambassade prussienne des renseignemens sur le canal de Suez. Ils devinrent très bons amis. Le prince lui savait gré d’être une vache complaisante, qui se laissait facilement traire et dont le lait était aussi abondant que pur. Jérémie était reconnaissant au prince de ses procédés, de sa politesse, de la loi qu’il s’était faite de le traiter toujours avec une irréprochable courtoisie : Jérémie tenait aux formes, il goûtait peu les gens qui en manquaient. Quelques années plus tard, il alla voir le prince à Berlin et lui déclara que parmi ses nombreux cliens, il n’en était aucun qu’il eût servi avec plus de plaisir et dont le commerce lui eût été plus agréable. « Dès le premier jour, lui dit-il, vous m’avez fait