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bonhomie lui gagnèrent les cœurs, et qu’une soirée lui suffit pour s’insinuer dans la confiance de toute la famille. Aussitôt installé dans la place, il en fit les honneurs à son prochain.

Marie Taglioni, qui devait épouser quelques années après le prince Joseph Windischgraetz, était fort avenante, assez rieuse, mais froide comme un glaçon. On n’avait jamais vu à Vienne de danseuse aussi réservée et aussi grande dame ; sa vertu doubla l’effet de ses charmes, et le prince Kraft vit s’accroître rapidement le nombre des lieutenans qui le sollicitaient de les introduire dans le sanctuaire. Il était sûr désormais d’en rencontrer chaque soir sept ou huit, et comme ils ne pouvaient pas tous causer avec l’étoile, ils bavardaient entre eux, et de quoi ? des affaires militaires du jour : « Ce fut ainsi que j’appris une foule de choses sans questionner personne et en feignant de ne rien entendre. Mon plan réussit à merveille. J’étais si promptement informé, qu’un soir j’eus connaissance d’un ordre secret avant qu’il eût été écrit, et par mon entremise on en reçut la nouvelle à Berlin le jour où il fut signé. » Ce n’était pas tout. Les soirs de ballet, après avoir couvert de fleurs leur divinité, ces jeunes étourdis s’en allaient souper dans un restaurant à la mode. Vienne apprit bientôt qu’un nouveau club s’était fondé, le club Taglioni, que le prince Kraft de Hohenlohe en était le président. Il y gagna en considération, « parce que, à Vienne, dit-il, on tient en grande estime l’homme admis à faire sa cour à une danseuse de grand renom. » D’autre part, on se persuada qu’il n’avait que ses amours en tête, que la politique et l’armée autrichienne lui étaient désormais fort indifférentes, et de jour en jour, ses nouveaux amis, devenus ses camarades, parlèrent plus librement ; de jour en jour, ils se défièrent moins d’une paire d’oreilles toutes grandes ouvertes, aussi attentives, aussi recueillies que peut l’être une araignée qui attend sa mouche.

Il apprit au club Taglioni qu’après avoir dissimulé ses armemens et ses préparatifs, l’Autriche en faisait grand bruit dans l’espérance d’intimider la Prusse, que d’accord avec les puissances occidentales, elle se proposait de lui forcer la main, de la contraindre à marcher avec elle contre la Russie, qu’à cet effet on rassemblait une armée en Moravie et en Bohême. Il soupçonna ses jeunes amis d’être indiscrets par ordre et de lui conter de propos délibéré des balivernes. Il s’était renseigné, il avait fait son enquête, il mit Jérémie en mouvement, et il s’assura que la formidable armée qu’on rassemblait en Bohême se réduisait à 40 000 hommes incapables d’entrer en campagne. Il écrivit son rapport, et peu après il se rendit à Berlin pour causer avec son roi ; il lui