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machine, un rouage du mécanisme universel. À ce que vous appelez la féodalité industrielle, qui, par la rivalité de ses chefs, laissait encore quelque fissure à la liberté, vous aurez substitué une autocratie industrielle, ou si vous aimez mieux, une bureaucratie ou une police manufacturière qui gouvernera, administrativement, le travail et les travailleurs ; car l’État collectiviste serait, forcément, un État policier, aussi bien qu’un État bureaucratique. Comme il faudrait toute une bureaucratie pour répartir les citoyens entre les divers métiers et les diverses localités, il faudrait toute une police et toute une gendarmerie pour les y maintenir. Laisser à chacun le choix de sa profession ou de sa résidence, ce serait, bien vite, tomber dans l’anarchie qui vous fait peur. Vous vous intitulez, aujourd’hui, les serfs de la grande industrie ; avec le régime collectiviste, ce sera bien autre chose ; l’ouvrier sera, de par la loi, enchaîné à sa tâche. Je vous mets au défi de recruter, autrement, le personnel des diverses professions. Prenons les paysans ; après leur avoir enlevé leur champ et leur maison, comment les retiendrez-vous au village ? Toute la campagne se précipitera vers les grandes villes. Vous n’aurez qu’un moyen d’arrêter cet exode, attacher les paysans à la terre. Ce serait tout de même curieux, le servage rétabli par le collectivisme ! Eh bien ! je ne donne pas, à votre république sociale, dix ans de durée avant qu’elle n’ait décrété le servage universel, servage de l’usine pour l’ouvrier de fabrique, servage de la glèbe pour le paysan.

LE COLLECTIVISTE. — Vous retombez, toujours, dans le même sophisme ; vous parlez comme si, dans notre république sociale, il y avait un maître différent de la nation. Vous oubliez que le peuple sera le seul souverain, que le peuple seul légiférera, commandera, réglementera. Comment appeler serfs des hommes qui auront chacun leur part de souveraineté ? S’ils sont mécontens des préposés à l’industrie ou à l’agriculture, ils n’auront qu’à les changer. Le pouvoir et le peuple ne faisant qu’un, rien de plus aisé.

L’ANARCHISTE. — Vous en êtes, toujours, à la même illusion. Votre souveraineté et votre liberté collectivistes ne sont guère qu’une apparence. Savez-vous à quoi, dans votre république, ressemblerait le peuple souverain ? A un troupeau de moutons attachés les uns aux autres qui ne pourraient se mouvoir que tous ensemble ; pour être sans berger, diriez-vous qu’ils sont libres ? La liberté de l’individu est la seule effective, et elle est