Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/761

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rétrogrades. C’est entendu, nous sommes les ennemis du progrès. Il est heureux que les anarchistes soient là pour empêcher l’humanité de faire fausse route.

L’ANARCHISTE. — Ne raillez pas, il vous sied mal de dauber l’anarchie ; car, en dépit de vos doctrines, vous êtes, d’habitude, nos alliés dans l’œuvre d’émancipation de l’individu ; vous nous aidez, malgré vous, à préparer le règne de l’anarchie. En vous efforçant de briser tout ce qui rattache entre elles les générations, tout ce qui relie entre eux les hommes vivans, ne travail lez-vous pas à la désagrégation de la société, par suite au triomphe de l’individualisme ? Ne protestez point : toute société est fondée sur des préjugés héréditaires, et en ruinant ces antiques préjugés pour renverser la vieille société, vous faites œuvre d’anarchiste. Vous vous attaquez, comme nous, à toutes les croyances, à toutes les traditions, à toutes les idées qui servaient de base ou de support aux sociétés. Des institutions qui ont, jusqu’ici, maintenu la cohésion des sociétés humaines, la famille, la religion, la patrie, aucune ne trouve grâce à vos yeux. Et vous êtes leurs ennemis, de par votre principe ; car, pour renverser la propriété, il vous faut abattre tout ce qui peut lui servir d’état et de soutien. La religion, la foi en un Dieu vengeur et rémunérateur, sorte de croquemitaine céleste à l’usage des petits et des grands enfans, vous la rejetez, avec mépris, sans voir qu’avec le sentiment religieux, vous supprimez le plus subtil des liens qui rattachent les hommes entre eux et le plus solide des freins qui puissent brider l’orgueil de l’individu. Un homme sans foi ni Dieu est bien près d’être un anarchiste. Restait la patrie, l’idée nationale, autre religion, toute humaine et terrestre, autre lien, spirituel à la fois et matériel ; vous ne l’épargnez pas davantage, vous arrachez le patriotisme du cœur de l’homme, coupant le dernier nœud qui tenait les peuples en société. Avec l’internationalisme, l’individu surnage, isolé, sur l’océan de l’humanité. Et la famille, qu’en faites-vous ? la famille, qui a été la cellule de toute société. Vous la détruisez, moralement, par la suppression du mariage ; vous la détruisez, matériellement, par l’abolition de l’héritage, en même temps que de la propriété. Supprimer la famille, n’est-ce pas faire acte d’individualiste endurci ? Vous isolez l’homme, vous isolez la femme, vous isolez l’enfant ; vous rompez tout lien permanent entre les époux d’un côté, entre les parens et leur progéniture de l’autre, Comment donc appelez-vous cela ? Au mariage, vous substituez