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un premier avantage. La France avait, depuis la guerre de Crimée et jusqu’en 1870, entretenu auprès du sultan une mission militaire de sept officiers : ils furent rappelés au moment de nos défaites pour prendre part à la défense du sol ; après la paix, la Turquie, sachant par trop d’expériences que les plus braves troupes peuvent être malheureuses, avait sollicité le retour de la mission ; par un sentiment exagéré de la réserve qu’impose le malheur, la France avait refusé, semblant oublier que les influences extérieures sont les ouvrages avancés de la défense nationale, et que le vide de toute place abandonnée attire l’adversaire. Quand le Turc eut, au Congrès de Berlin, vu la déférence de l’Europe pour l’Empire allemand, il confia à cet Empire l’office abandonné par la France et encore vacant. Les officiers désignés le furent avec soin ; ils comptaient parmi eux des hommes tels que von der Goltz, ils avaient dans le peuple turc une matière première et brute d’admirables soldats, ils surent la façonner. Le gouvernement impérial ne cessait de répéter qu’à ces soldats, pour être tout à fait bons, il fallait, outre l’éducation allemande, les armes allemandes : ainsi, dès 1889, fut obtenue une fourniture de fusils Mauser et de cartouches pour une somme de trente millions. Les industries de la guerre ouvrirent l’accès aux industries de la paix : de 1890 à 1893, les compagnies allemandes obtinrent, avec garanties d’intérêts, deux concessions de voies ferrées, celle d’Anatolie et celle de Monastir. Ce n’était encore qu’une bonne place prise près de l’Angleterre et de la France, bénéficiaires à peu près exclusifs jusque-là des travaux publics ; mais, bientôt après, les difficultés politiques offrirent à l’Allemagne l’occasion de conquérir un crédit sans partage sur le sultan. Elle sut tourner à son propre avantage les désordres d’Arménie, de Crète et de Grèce.

La race arménienne est, on le sait, distincte de toutes les autres par les origines et la foi. Ses deux millions d’hommes, à l’exception de cent mille environ qui, rattachés au catholicisme, vivent sous la protection de la France, n’ont pas de défenseurs attitrés contre les excès du joug musulman. Mais, intelligens, riches, souples et habiles, ils ont su longtemps se protéger eux-mêmes, sans porter ombrage à la Porte qui les appela longtemps « la nation fidèle. » Leur intelligence leur donnait un goût très vif pour l’instruction ; leur fortune permettait à un certain nombre de recevoir cette instruction en Angleterre et en France. Enfin des missions et des écoles établies en Arménie par des protestans anglais