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en 1814, en 1815 et en 1871, et nous n’avons pas cessé pour cela d’être une puissance maritime considérable. Notre expansion coloniale a même pris, depuis nos derniers malheurs, un développement qu’elle n’avait pas auparavant. Il n’en est pas moins vrai qu’une nation obligée par sa situation géographique de faire front de divers côtés à la fois est amenée à diviser ses forces. À ce point de vue, la situation de l’Angleterre est heureuse et privilégiée entre toutes. Le ruban d’argent qui l’enveloppe de toutes parts lui assure une inappréciable sécurité. Toute sa défense peut être maritime. Il lui suffit, comme l’a justement rappelé lord Salisbury, d’avoir une flotte pour défendre ses rivages, et, si cette flotte est assez nombreuse, nul danger sérieux ne peut la menacer. Nous, au contraire, si nous avons une longue étendue de côtes à surveiller, nous avons aussi de longues frontières terrestres, et derrière ces frontières, cinq voisins immédiats, petits ou grands, que nous ne pouvons ni oublier, ni négliger. La distance entre notre capitale et notre frontière la plus exposée a été encore amoindrie en 1871. Ce sont là des considérations dont nous devons tenir grand compte, car si le danger maritime, si faible qu’il soit actuellement pour l’Angleterre, pourrait devenir contre elle un danger de mort, c’est le danger terrestre qui le serait contre nous. Ayant affaire à une redoutable coalition de grandes puissances, nous avons été réduits pendant de longues années à nos seules forces pour y faire équilibre, et nous avons dû par conséquent consacrer la plus grande partie de nos ressources au maintien et au développement de notre armée continentale. Depuis, l’alliance que nous avons contractée a pu, dans une certaine mesure, modifier cet état de choses ; mais ce serait une illusion de croire qu’il a été profondément changé. Bon gré, mal gré, les conditions d’existence d’un peuple lui sont imposées par sa géographie ; il y a là une fatalité à laquelle il ne peut pas échapper ; il peut seulement en atténuer les conséquences par une bonne politique. Mais est-ce une bonne politique que de laisser subsister un double danger, l’un sur terre et l’autre sur mer, et d’avoir l’ambition d’y faire face avec une égale efficacité ? Quelle que soit notre puissance, elle s’affaiblit d’un côté de ce qu’elle gagne de l’autre, et nous risquons, faute d’avoir fait un choix et d’avoir su nous y tenir, de nous montrer insuffisans partout. C’est une vérité qu’il serait inutile de nous déguiser plus longtemps, d’autant plus que nous serions seuls à la méconnaître : le plus sage est de l’envisager résolument.

Cette vérité n’a d’ailleurs rien d’absolu. Les vérités politiques ont rarement ce caractère, qui est celui de l’algèbre et de la géométrie.