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mépris, pêle-mêle « avec ses nègres. » C’est ici que commence le rôle très noble de la famille du héros ; jamais le père ne voulut faire aucune tentative pour retrouver le corps ignominieusement enfoui de son fils et lorsque la statue fut votée, il conseilla de ne pas mettre en évidence une figure unique, alors que d’autres avaient droit au même honneur. Cette pensée d’absolu désintéressement, Saint-Gaudens, l’artiste américain qui porte un nom de France et qui a dans les veines un génial mélange de sang français et irlandais, mit douze années à la mûrir. Le résultat final fut le haut-relief qui représente Shaw à cheval, l’épée nue à la main, conduisant ces mêmes soldats nègres qui, tués à ses côtés, lui tiennent aujourd’hui compagnie chez les morts.

L’emplacement choisi fut en face du Capitole, au niveau de la plus belle rue de Boston. Une large brèche ayant été pratiquée dans le mur qui sépare du Parc Beacon Street, le revers du monument se trouve dans le Parc même, ce Common si rempli de souvenirs patriotiques. Longtemps un échafaudage de planches défia la curiosité des passans, puis arriva enfin le Memorial Day, choisi pour l’inauguration. Vers dix heures, nous nous trouvons, mes amies et moi, aux premières loges, sur un balcon pavoisé.

De hauts dignitaires passent en voiture : le gouverneur du Massachusetts, le maire de Boston, le Président de l’Université de Harvard, les notabilités civiles et militaires qu’on me nomme à mesure, entre autres le colonel Higginson, une des figures les plus en évidence du vieux Cambridge, qui commanda lui-même un régiment nègre dont il a écrit l’histoire. Aux fenêtres, beaucoup de dames ; des tribunes chargées de monde officiel dans la cour de la State house ; des grappes de gamins accrochés aux arbres, une foule considérable, mais fort tranquille dans le Parc et dans Beacon Street ; les agens la repoussent sur le passage des troupes ; celles-ci avancent en bon ordre sous une fâcheuse averse qui met trop de parapluies dans le décor. On acclame le fameux 7e de New-York, l’un des plus beaux régimens des Etats-Unis, on acclame le corps des Cadets, les milices du Massachusetts, mais pour des yeux européens les gardes nationales n’ont jamais grand prestige ; d’ailleurs les uniformes américains ne sont pas beaux, s’ils sont pratiques ; c’est la marine surtout qui me paraît mériter les hurrahs. Nouvelle ovation pour l’infanterie de couleur ; ici l’enthousiasme s’adresse à la réalisation