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comprendre ce qu’il croyait, au lieu de s’en tenir à des formules toutes faites. Cette admiration accordée à Montaigne, de même que d’autres dogmes émersoniens a fait son chemin en Amérique, si bien que je n’ai jamais rencontré de femme qui n’affichât un enthousiasme sans bornes pour notre grand sceptique. Emerson ne goûtait guère d’ailleurs la littérature française, l’esprit français. Cet esprit agile devait le déconcerter quelquefois, comme faisait le boulevard, lorsque, visitant Paris sans plaisir, il croyait lui entendre dire : — Qui vous amène, mon grave Monsieur ?

A en juger par ce que je vois sur les murs, il avait le culte de Michel-Ange et de Raphaël. Ceci s’accorde bien avec ce que nous savons de son esthétique toute religieuse : la beauté des églises catholiques le touchait autant que leur hospitalité ; il aimait leurs portes toujours ouvertes, il aurait voulu de la peinture, de la sculpture dans les temples de son pays, et le culte idéal qu’il rêvait eût gardé des points de ressemblance avec les symboliques cérémonies romaines. Il reprochait à l’église unitarienne d’oublier un peu trop que les hommes sont poètes. Devant son écritoire, je pense à ce que nous apprend M. Cabot de sa manière de travailler. Dès que ses pensées avaient pris une forme, il les jetait sur son journal ; ce journal était l’inépuisable carrière d’où il tirait ses essais et ses conférences. Avait-il un article à faire, il en prenait les matériaux réunis sous telle ou telle rubrique et y ajoutait ce que lui suggérait le moment. Tout en se rendant parfaitement compte des lacunes et du décousu inséparables d’un pareil procédé, il refusait de se dégrader par la recherche d’une pensée. « Si elle vient, je l’accueille volontiers, mais si elle ne vient pas spontanément, c’est qu’elle ne viendrait pas bonne. »

Je regrette que dans ce foyer de l’inspiration on ait placé le buste qui fut fait de lui tout à la fin de sa vie, quand avaient dû disparaître la merveilleuse mobilité de l’expression et cette délicatesse qui s’alliait chez lui à l’extrême fermeté des lignes. C’est une tête de vieillard qui nous accueille ; French, le sculpteur, s’efforça en vain d’y mettre cette superbe lueur de génie qui dans la conversation éclairait soudain, d’après le témoignage de ceux qui Font connu, ce visage ecclésiastique aux cheveux plats, au long nez, à la bouche discrète.

— L’embarras, disait gaîment Emerson, parlant de son buste, c’est que plus il me ressemble, plus il est laid.

Le sage raillait d’un sourire sa propre décrépitude. Elle