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LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE

il donne pour caution du jeune étudiant la bonne opinion qu’en a M. Louis Leconte, près de qui Gesbert peut se renseigner, mais, craignant quelque mauvais renseignement de l’oncle, il lui écrit aussi pour le prier d’oublier les torts de Charles. « La jeunesse a besoin d’indulgence, et, à notre âge, il sera probablement plus raisonnable, » dit-il. Hélas ! la raison ne venait pas, du moins celle qu’espéraient les parens de Charles. Un moment, pour expliquer l’abandon de ses études de droit, Leconte de Liste parla de se faire inscrire étudiant en médecine ; cette fantaisie dura peu ; en réalité, il avait renoncé à la magistrature et à toute autre carrière « bourgeoise. » Sa décision était prise d’être un homme de lettres et rien que cela.

Pendant toute l’année 1842, Leconte de Lisle vécut sans relations presque avec sa famille, ne recevant plus d’elle que des subsides irréguliers, étudiant l’histoire et les langues, faisant quelques courses en Bretagne, tout entier à ses idées d’avenir. Ses parens le rappelaient en vain près d’eux ; il faisait la sourde oreille. De cette année datent ses premières révoltes ouvertes contre la « société, » qu’exaspéraient encore les remontrances de son père, les duretés de son oncle, et l’imbécillité de quelques « bourgeois » de Rennes.

Il projeta de dire à tous ces braves gens ennuyeux, — magistrats et professeurs, — ce qu’il pensait de leurs ridicules ; un de ses camarades de l’école, fils d’un riche notaire pourtant, s’associa à lui pour fonder un journal satirique. Le Scorpion. Le titre était menaçant et le premier numéro justifiait le titre, paraît-il. Ce fut du moins l’opinion des imprimeurs de la ville, à qui les deux fondateurs, Paul Duclos et Charles Leconte de Lisle, s’adressèrent vainement à tour de rôle. L’un d’eux, M. Ambroise Jausions, avec lequel des pourparlers avaient été engagés, se déroba comme les autres, dès qu’il eut pris connaissance des premiers manuscrits. Les deux journalistes ne se tinrent pas pour battus ; ils firent sommation audit Jausions d’imprimer leur journal, offrant de satisfaire, — Duclos le pouvait sans peine, — à toutes les exigences et garanties pécuniaires. L’imprimeur, ayant persisté dans son refus, fut cité à comparaître devant le tribunal civil de