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affermit son courage hésitant, comment résisterait-il à la tentation de mettre la main à la pâte, puisqu’il a constaté que les choses vont bien s’il s’en mêle et mal s’il s’abstient. Il se jette donc dans la lutte, plein de foi et, je dirai, de bonne foi. L’ambitieux est l’homme qui est toujours persuadé qu’il fait mieux que les autres et qu’on ne peut se passer de lui.

Enfin l’homme se sent gros de l’œuvre qu’il doit accomplir. Une tâche particulière est préparée pour lui. Il va vers elle, comme l’aiguille tourne au nord, invinciblement. Des désirs vagues, des aspirations incertaines, des espérances inconsistantes et brumeuses traînent au-dessus des foules. Il faut la présence d’un certain homme pour qu’elles se polarisent, se condensent, se fassent lumière, éclair, pluie bienfaisante ou orage destructeur. Celui qui a cette force en lui le sait. Il a le sentiment que sa vie sera remplie par une tâche et, sa vie, il la donne à l’œuvre qui l’attend.

Instinct naturel, facultés exceptionnelles, consentement de tous, vanité, orgueil, amour de la gloire, devoir et passion, tout concourt ainsi à développer, en certaines âmes, le goût de la domination, qui, quand il se joint à la vertu, fait le héros, et qui serait peut-être la plus noble des passions de l’homme, s’il n’y avait l’abnégation et le sacrifice.

Dans les temps de disgrâce, tous les ambitieux n’agissent pas de même. Je n’ose pas dire que c’est alors qu’on peut les juger ; car il ne faut juger personne sur ses faiblesses, mais sur ses mérites : cependant leur âme se montre à nu dans ces heures pénibles. On a vu des ambitieux qui, jamais las et jamais rassasiés, n’ont fait de leur disgrâce qu’une longue plainte et qui, attachés au rocher, ont remué le monde de la secousse de leurs chaînes. Comme Samson, ils auraient, s’ils eussent pu, ébranlé les colonnes du temple et tout ruiné autour d’eux. Leur passion est si forte qu’elle opprime leur jugement ; leur volonté, pourtant si énergique, n’est pas assez puissante pour se dominer elle-même. Ceux-là sont de vrais ambitieux, des bêtes puissantes et carnassières, organismes énormes que le vieil atavisme des luttes antédiluviennes a légués aux époques récentes comme des témoins d’un autre âge.

Il en est d’autres qu’une civilisation plus raffinée a polis et qu’un équilibre plus délicat maintient dans la limite de la dignité personnelle et de l’élégance sociale. Ceux-là, quand le vent