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comme avant le naturalisme, en effet, nous continuons à considérer le roman comme une sorte de drame écrit, où les personnages doivent agir, où les faits doivent « marcher, » et marcher autour d’une idée ou d’un fait central. Mais au contraire, pour les Allemands, la séparation est absolue entre le roman et le drame. Le roman, pour eux, n’a besoin ni d’action, ni d’intrigue ; il peut même se passer d’un centre, et traiter à la fois plusieurs sujets différens : car le roman tel qu’ils le demandent, et tel que le leur ont donné tous leurs romanciers, est simplement quelque chose comme une chronique, une agréable restitution de types et de milieux qui leur sont familiers. Libre à l’auteur, après cela, d’y introduire toute la fantaisie ou tout le réalisme qu’il voudra, d’être Jean-Paul Richter ou Gustave Freytag : l’essentiel est qu’il leur présente des figures dont ils puissent imaginer la vie, et qu’ensuite il laisse ces figures vivre librement devant eux.

C’est ce qu’a toujours fait Théodore Fontane. Ses romans sont toujours restés de longues chroniques, où des personnages d’une humanité moyenne étalaient à l’aise, devant le lecteur, les mille petits détails de leur vie journalière. Un chroniqueur, jamais il n’a été autre chose : il l’était d’instinct et d’éducation ; et quand, à soixante ans, il a écrit son premier roman, il s’est borné à transporter dans un cadre nouveau les qualités qu’il avait employées, pendant les vingt années précédentes, à raconter par le menu l’histoire des villes et des villages de la Marche prussienne. Les quatre volumes de ses Promenades à travers la Marche de Brandebourg, ses Châteaux historiques, sa biographie de Christian-Frédéric Scherenberg, tout cela peut servir de préface à Irrungen Wirrungen, à Grete Minde, et à Der Stechlin. On y retrouve les mêmes procédés minutieux de description et de narration, le même dédain de l’action dramatique, le même mélange d’impressions actuelles et de vieux souvenirs.

On y retrouve aussi la même poésie. Car je me trompais en disant que Fontane n’avait été rien qu’un chroniqueur ; il avait été, de plus, un poète, et l’on s’en aperçoit bien quand on lit sa prose[1]. On s’en aperçoit non seulement à la pureté et à la grâce du style, mais à la douceur du ton, au charme des images, à la délicate beauté des pensées et des émotions. Je ne crois pas qu’il y ait, dans ses quinze romans, un seul personnage tout à fait mauvais ; et les plus médiocres ont encore un certain naturel qui nous empêche de les mépriser, tant nous sentons que la souriante indulgence du romancier intercède pour eux. Dans

  1. M. Jean Thorel a parlé, ici même, en d’excellens termes, des vers de Fontane. — Voyez la Revue du 15 mai 1896.