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ractérise très bien ce groupe en ce qu’il en est un peu la caricature ?) regardaient l’auditoire, tout l’auditoire, et cherchaient à l’envelopper dans une idée, une doctrine ou une théorie assez vaste pour le contenir. Les Dufaure, Duvergier, Molé, de Broglie, celui-ci avec plus de rudesse et de force d’étreinte, celui-ci avec plus de bonne grâce, celui-ci avec quelque nonchalance, celui-ci avec plus d’élégances académiques et classiques, regardaient l’adversaire et ne le quittaient pas des yeux, et ils cherchaient, d’abord à le ramener à la question telle qu’ils la comprenaient, ensuite à l’y renfermer, ensuite à le faire passer par les chemins étroits d’une discussion impérieuse, pour le conduire à une conclusion contraignante.

Il y eut une émulation de logique et de clarté entre ces différens hommes, qui dénouèrent et allégèrent l’éloquence parlementaire et lui donnèrent comme une démarche ferme, sûre, prompte, directe, un peu militaire.

À part, quoique ayant avec eux un parentage encore étroit, se montra Tocque ville, qui eut pour trait distinctif d’être un penseur, mais plus curieux de mœurs que d’idées. Ses discours étaient des discours de moraliste et même de moraliste un peu chagrin, car personne jamais ne fut plus mécontent de tout le monde, sans trop s’excepter ; mais, en tout cas, c’étaient discours de mo- raliste. Ce qu’il apportait à la tribune, c’étaient des analyses et des tableaux de l’état moral du pays. Il y montrait une grande finesse, des vertus de perspicacité, de pénétration et même de divination bien remarquables. Mais les discours de moraliste sont toujours de peu d’effet. Ils n’apportent pas leurs preuves avec eux, n’en ayant point d’autres que des observations qu’il faudrait que l’auditoire eût faites lui-même, et qu’il n’a point faites, ou dont, selon sa passion, il convient trop ou il ne convient pas, toujours suspect à en convenir trop, toujours libre de n’en pas convenir du tout, sans que rien l’y puisse contraindre. La tribune sera toujours le domaine ou de ceux qui affirment des idées avec force ou de ceux qui prouvent. Les observateurs doivent faire des livres, qui peut-être ont quelque influence sur le public, et même sur les assemblées délibérantes par infiltration.

Et puis Tocqueville était triste. La tribune est faite pour les allègres, pour les majestueux, pour les doux, pour les violens, et il n’y a guère que pour les tristes qu’elle ne soit pas faite. Tocqueville était triste sans violence. Il était écouté avec tristesse et