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nerveux, mais une modification stable et acquise, qui, par l’éducation, devient le patrimoine de la nation entière. Même les idées « abstraites, » qu’on prétend incapables de remuer un fétu, se montrent souvent plus puissantes encore que les autres, par la force latente qu’elles ont emmagasinée, fixée, rendue toujours prête pour l’action. Dégagées des « contingences de temps, de lieu, de personnes, » elles survivent aux circonstances où elles sont nées. Faut-il rappeler une fois de plus aux marxistes comment les idées philosophiques du XVIIIe siècle ont dirigé la Révolution, transformé le régime juridique, économique et social ? Tout est-il faux dans la théorie de Taine qui fait sortir en grande partie la Révolution française d’une idée abstraite et universelle de « l’humanité ? » Il oublie d’ailleurs d’y ajouter l’idée inséparable d’une justice humaine, qui, s’appliquant à des hommes en société, ne peut pas ne pas être une justice sociale.

Le moulin à bras, répète Marx, a donné la société féodale, le moulin à vapeur, la société capitaliste. Mais qui a donné le moulin à bras lui-même, puis le moulin à vapeur, sinon l’intelligence ? Le progrès social, s’il est par un côté une « question d’estomac, » n’est-il pas par l’autre une question de cerveau et surtout de cœur ? Le Sermon sur la montagne, qui a changé la face du monde, n’était-il qu’une transformation de la « technique » industrielle ? N’existe-t-il pas aussi chez l’homme une faim et une soif de la justice ? Où va notre société actuelle ? Elle l’ignore. Ce qu’elle veut ? Elle ne le sait même pas. Les fins les plus hautes et les plus désintéressées demeurent noyées dans la brume ; dès lors, au lieu de travailler pour l’incertain, la plupart des hommes s’attachent au certain, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus rapproché, de plus immédiatement utile, à ces intérêts dont Marx veut faire les seuls moteurs de l’histoire. De là à l’égoïsme universel, il n’y a qu’un pas. C’est donc un but clairement défini qui nous manque, c’est une idée directrice. Faites briller une étoile au ciel des idées, hommes et peuples iront à l’étoile.

Si les idées, avec les sentimens qu’elles enveloppent, font la force des nations, elles font aussi la force et la grandeur des individus. On a eu raison de dire que notre société manque d’hommes parce qu’elle manque d’idées. « Les individus n’y représentent rien qu’eux-mêmes, et c’est pourquoi ils s’écroulent les uns sur les autres. » A notre époque, ce dont nous avons besoin avant tout, c’est de savoir et de croire. Quelles sont les