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va lire, un tableau curieux et vivant de la vie intellectuelle et mondaine à Paris à l’époque de transition qui a précédé l’Empire.


COMTE REMACLE.


Paris, le 31 mai 1802.

Le caractère du Premier Consul n’est guère connu que par ses actions publiques; il se livre peu ou point. Un petit nombre de gens ont un accès familier près de lui, d’où il suit que, même en habitant la capitale, il est rare que l’on ait d’autres données sur son compte que celles des papiers publics. Le rôle éclatant qu’il a joué et qu’il joue encore est une preuve irrécusable de ses grands talens. On dit qu’il est dur et peu sensible. Cependant, on raconte quelques anecdotes qui donneraient à penser qu’il cache au fond de son cœur une profonde sensibilité. Par exemple, dans un moment de crise dont le public ne fut pas informé, il fit appeler de nuit aux Tuileries le général Caffarelli. Bonaparte avait eu pour ami intime le frère de ce général, à Saint-Jean-d’Acre, et, depuis lors, le Premier Consul conservait le cœur de cet ami. C’était pour en confier le dépôt aux mains de son frère qu’il avait fait appeler celui-ci. En effet, il pria Caffarelli de le lui garder jusqu’à l’issue de la crise, afin que, s’il y périssait lui-même, son trésor le plus caché échappât aux mains de ses ennemis.

Il est d’autres traits dénotant une certaine violence de caractère qui semble en opposition avec la sensibilité. Mais ces qualités diverses ne sont pas incompatibles dans la même âme, et il ne serait pas étonnant de les voir réunies dans un seul homme qui, au sortir de l’adolescence, est entré dans les orages de la Révolution et qui est parvenu si jeune au pouvoir souverain.

Ce qu’il serait essentiel de connaître, ce sont les desseins de Bonaparte. Je crois que, pendant longtemps, il n’en a point eu de fixes. Comme tous les favoris de la Révolution, il a voulu apaiser les tempêtes, avant de songer à la route qu’il tiendrait. Aujourd’hui, à entendre les initiés, il veut reconstruire la monarchie pour lui et ses successeurs. Dans cette vue, il adopte pour modèle l’ancien régime, si décrié depuis dix ans. Sous l’ancien régime, l’Eglise et l’Etat se soutenaient par une adhérence mutuellement utile : on cherche à réconcilier l’Église avec le gouvernement. L’ancien régime protégeait les propriétaires : on veut les rassurer et l’on compte pour cela sur les ecclésiastiques. L’ancien