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Déjà les grandes réputations littéraires commencent à fatiguer son amour-propre ; il porte sa petite sentence sur la rime et sur les auteurs, et condamne impitoyablement ce que les gens de goût s’accordent à mettre au rang des chefs-d’œuvre. Quoiqu’il n’aime pas Voltaire, Mahomet est pour lui la première des tragédies ; on passe actuellement le temps à la Malmaison à jouer en famille nos meilleures pièces dramatiques. Lucien, Joseph, Mme Bacciochi, Mme Louis Bonaparte sont les principaux acteurs. Le Premier Consul les écoute et les juge. Il est désolé de n’avoir aucune aptitude pour la déclamation, et Joseph, qui y réussit à merveille et dont le talent brille tous les jours, lui donne beaucoup de jalousie. Ceci nous rappelle une plaisanterie de Mme Du Châtelet contre Voltaire au sujet d’un accès de bouderie et de mécontentement de ce dernier, que rien ne pouvait dissiper. On cherchait inutilement à en deviner la cause, et déjà on se reprochait de ne pas lui avoir pro-digué les flatteries de l’encens ; à la même époque on venait de pendre un fameux scélérat et il n’était bruit que de sa mort, et de ses hauts faits. « Ne voyez-vous pas, dit Mme Du Châtelet, qu’il est jaloux de ce pendu, dont tout le monde parle depuis quinze jours ? »

Il y a quelque analogie entre la jalousie de Voltaire contre le pendu et celle de Bonaparte contre son frère.


Paris, le 28 juillet 1802.

Le luxe et le despotisme de Bonaparte et de sa famille sont toujours croissans. Hier encore, 9 thermidor, l’affiche de l’Opéra-Buffa a été cartonnée d’un relâche parce que les acteurs avaient été mandés pour jouer à la Malmaison. On a remarqué que le carton portait ces mots imprimés : par l’indisposition subite de…, puis, à la main, le nom des deux actrices principales. Il paraît que la troupe s’attend à une pareille suite d’indispositions subites, puisqu’on a fait provision d’affiches pour les annoncer.

On exécute actuellement à Lyon des tentures pour les appartemens que le Premier Consul doit habiter à Saint-Cloud ; on n’aura jamais vu, dit-on, rien d’aussi précieux dans ce genre. Ce sont des tableaux brodés en soie et à l’aiguille avec tout le goût et tout le soin possible : l’une de ces tentures coûtera trente louis. Mais voici le plus grand trait du despotisme consulaire. On sait, ou l’on ne sait pas, que Mme Simon, ci-devant Mlle Lange, actrice du Théâtre-Français, acheta il y a environ quatre ans, et