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chargée des églises clunisiennes, s’emporte contre ce pêle-mêle inintelligible de dragons, de centaures, de chasseurs, atteste, pour qui veut en comprendre toute la portée, qu’une grande partie des sculptures et des peintures d’une abbaye ou d’une cathédrale demeuraient pour l’Eglise vides de sens. Qu’elle condamnât ces fantaisies ou qu’elle les tolérât, elle les excluait de la sphère où régnait son autorité spirituelle.

Ce décor végétal ou animal, dont nulle pensée ne sanctifiait les formes capricieuses, n’était pas seulement profane: il tenait par son origine à toutes les époques et à tous les pays de la Gentilité. Tandis que les rinceaux romains et les acanthes corinthiennes, les entrelacs perlés et les griffons à bec d’aigle rappelaient le paganisme classique ou barbare, les lions, les oiseaux affrontés, les cavaliers et les jongleurs, copiés d’après des étoffes persanes ou des ivoires sarrasins, venaient de ces pays d’Orient qui, pour les hommes du moyen âge, étaient « la terre de païenisme. » On comprend que les théologiens les plus clairvoyans aient reconnu dans ces intrus qui avaient envahi la maison de Dieu toute l’armée du Malin.

Dans le cours du XIIe siècle, cette décoration traditionnelle, condamnée par saint Bernard, disparut peu à peu. Abandonnant les vieux motifs païens, les sculpteurs allèrent prendre aux bois et à la plaine les jeunes pousses et les bourgeons déjà drus dont ils composèrent la végétation de leurs chapiteaux, et aussi les animaux, dont ils combinèrent les membres pour réaliser des monstres d’une vraisemblance terrifiante. Mais toutes ces créatures qui sortaient d’une nature sans âme, étaient-elles plus chrétiennes que les formes inanimées, dans lesquelles se perpétuait l’héritage des artistes infidèles ? Feuilles innocentes ou guivres diaboliques représentaient seulement le grand mensonge de la vie aveugle, qui passe dans l’ignorance de l’unique Vérité.

Il y a ainsi, dans la cathédrale, tout un monde qui ne parle point de Dieu, qui reste l’amusement des artistes, âmes enfantines, et qui, pour le scolastique, est comme s’il n’était pas. Mais il y a un autre monde, qui celui-là vit et pense, où toute figure est un symbole, où le savant découvre un abîme de vérités, où l’ignorant peut lire toute la règle de sa vie. Entre ces deux mondes rapprochés sur les murailles de l’église jusqu’à se confondre, il est difficile de tracer la frontière. On peut dire grossièrement qu’au premier appartient ce qui est animal ou végétal, au second