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savantes qui furent exposées par les cathédrales, étaient celles de l’Ecole et des docteurs.

Ces théologiens, dans leur travail en commun avec les sculpteurs, ont eu des inventions d’une simplicité saisissante, de vraies idées d’artiste. Le clerc inconnu qui a imaginé le premier de ranger au-dessus des portails d’une église l’assemblée des trente-deux rois géans qui sont les ancêtres de la Vierge, a donné à une façade entière une grandeur d’épopée. Obligés de concentrer leur pensée pour la fixer dans une œuvre d’art, les théologiens ont réussi à se dégager des obscurités et des longueurs qui rendent illisibles leurs ouvrages écrits pour les clercs. Aussi faut-il le dire : ce que la science de l’école avait d’admirable et de durable a passé tout entier dans les cathédrales. La littérature ecclésiastique du moyen âge n’a pris toute sa majesté et sa vraie beauté que dans la traduction faite par les artistes à l’usage des ignorans.

En dernière analyse, nous finissons non seulement par préciser la conclusion de M. Mâle, mais par la dépasser quelque peu. Il est instructif de rappeler que, pour en arriver là, nous avons dû commencer par démontrer la parfaite exactitude de cette affirmation de Viollet-le-Duc : « L’art de la statuaire appartient aux laïcs. » C’est qu’en effet, pour comprendre à fond l’art français du XIIIe siècle, il faut reconnaître en lui le travail à la fois distinct et concordant des docteurs et des artistes. Viollet-le-Duc et M. Mâle ont décrit chacun, avec une science et un talent également admirables, l’un des aspects de la vérité. Il suffit, pour formuler la vérité tout entière, de rapprocher l’étude technique donnée, il y a trente ans, par le célèbre architecte, et l’étude iconographique publiée d’hier. Si les cathédrales doivent toujours avoir pour l’historien un intérêt extraordinaire, c’est que les grandes églises françaises décorées entre 1140 et 1290 ont offert un exemple, unique dans l’histoire, de l’équilibre éphémère de deux forces ennemies : un art qui tenait directement au peuple, à la nature et à la vie; une pensée qui appartenait aux écoles, qui depuis les premiers Pères de l’Eglise avait gardé son immobilité, et qui restait abîmée dans la vision d’un monde surnaturel. L’art des vieux maîtres du royaume de France est le seul, entre tous les arts, qui ait eu le charme d’une jeunesse libre et forte, et en même temps, pour citer encore une parole de M. Mâle, « la grandeur qu’ont les œuvres, auxquelles les siècles ont participé. »


EMILE BERTAUX.