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en position d’attaquer, ni que son artillerie eût balayé le terrain, il lança sa colonne de centre sur Melegnano barricadé, le long d’une route bordée de deux fossés pleins d’eau. Bazaine et ses zouaves, grâce à des prodiges de dévouement, s’emparèrent de la place, mais au prix de quels sacrifices ! 951 hommes tués ou blessés. Et cette hécatombe ne servit de rien, car, Mac-Mahon n’étant pas encore posté sur la route en arrière, les Autrichiens purent se dérober.

Lebrun croit qu’une demi-heure d’attente eût suffi pour que Mac-Mahon fût en position. Dans tous les cas, pourquoi n’avoir pas attendu que les colonnes de flanc fussent en action et que son artillerie eût balayé le terrain ? L’Empereur, sur ce triste champ de bataille, recommanda « de ne plus faire de ces tours de force inutilement. » On a essayé de justifier cette sauvagerie en disant que Baraguay d’Hilliers avait reçu l’ordre d’emporter Melegnano le jour même et que, s’il avait attendu Mac-Mahon, il eût été obligé de différer jusqu’au lendemain. Tous les ordres comportent la réserve de bon sens et d’humanité, dans la limite de ce qui sera possible ; il n’y avait pas de péril à ce que la brigade autrichienne ne fût expulsée que le lendemain. Aucun ordre donné de loin ne saurait lier l’initiative du chef présent sur les lieux, c’est l’avis de Napoléon. Baraguay d’Hilliers s’était montré là ce qu’il a été partout : d’une intrépidité tenace qui ne reculait devant rien, mais sans souci de la vie de ses hommes, aussi dur aux autres qu’il l’était à lui-même[1].

Le jour même de cette bataille, Napoléon III et Victor-Emmanuel entraient à Milan au milieu d’une ovation frénétique. Quelques-uns alors se rappelèrent la soirée tragique dans laquelle Charles-Albert, hué parce qu’il avait été malheureux, s’enfuyait, pâle et défait, le sabre sous le bras, murmurant d’une voix éteinte par le désespoir : « Quelle journée ! » Les plus pessimistes n’eussent osé prédire qu’un jour viendrait où, l’Empereur ayant été malheureux à son tour, les petits Italiens de la Triple Alliance, qui ont succédé aux grands Italiens du Risorgimento, n’auraient pas, quarante ans après, placé la statue de leur libérateur sur une de ces voies triomphales à travers lesquelles il s’avançait, le 8 juin 1859, sous des flocons de fleurs.

  1. Se sentant sur le point de mourir, il envoya à chacun des maréchaux sa carte avec un P. P. C. (pour prendre congé).