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On voit que la philosophie de Pierre Leroux a toujours pour méthode de teindre ses idées philosophiques d’une couleur chrétienne, et de les envelopper de formules théologiques. C’est toujours la même idée fondamentale qu’il n’y a pas de philosophie sans religion, et que la philosophie même doit être une religion; non qu’il faille prendre la lettre du dogme pour une vérité divine, mais cette lettre s’anime, se colore, se spiritualise à l’aide de l’esprit qu’y infuse la philosophie. On reconnaît facilement ici l’influence du Saint-Simonisme. Mais Saint-Simon lui-même, et surtout Enfantin son disciple, avaient trop essayé d’imiter les dogmes et la hiérarchie de l’Église catholique. Pierre Leroux va plus loin : il dégage complètement le dogme nouveau des dogmes anciens. La philosophie est bien une religion, mais une religion libre. En quoi donc est-elle une religion? En ce qu’elle est un sentiment uni à une connaissance. Pierre Leroux répudie le rationalisme abstrait de Descartes et la psychologie mutilée des éclectiques, non moins que l’ontologie abstraite des scolastiques. Ce qu’il recherche, ce qu’il nous promet, c’est la formule de la vie, à la fois morale, religieuse et sociale.

Le dogme que Pierre Leroux va développer dans son livre, c’est l’idée de l’humanité: c’est celle que la philosophie a le plus négligée. Ce qu’elle appelle l’homme est entièrement séparé de ses semblables. C’est une entité indépendante non seulement de l’humanité totale, mais même de toute fraction de l’humanité; sans traditions, sans famille, sans patrie, sans propriété, dégagée de toute solidarité, en un mot, c’est l’homme individuel. Tel est l’homme de Descartes, l’homme des Écossais, et, de nos jours, l’homme des Éclectiques. C’est cet homme qu’il s’agit de convertir à l’idée d’humanité. Cet homme lui-même, on l’a découpé en morceaux, en parties. Pour Platon, l’homme n’est qu’une pensée pure, pour Machiavel ou Hobbes, qu’une sensation, pour Rousseau, une volonté et un sentiment. Mais l’homme est tout cela à la fois; il est une trinité, à la fois sensation, sentiment, connaissance indivisiblement unis.

Toutes ces assertions laissent beaucoup à désirer au point de vue de l’exactitude historique. Chez Platon, l’homme n’est pas seulement pensée pure, il est encore amour et courage (ἔρως et θυμός) il est même encore appétit et désir (ἐπιθυμία) ; dans Rousseau, le sentiment ne se confond pas avec la volonté : l’homme du Contrat social n’est pas le même que celui du Vicaire savoyard.