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successives qu’il relie l’une à l’autre par le sentiment de la gratitude. Ce n’est pas un de ces dons de la terre qu’on consomme immédiatement : c’est un legs des aïeux disparus. Le temps, qui est un grand poète, lui donne son charme et, pour employer le mot propre, son « bouquet. » Il garde sa couleur quand la figure du vendangeur a perdu la sienne, et sa flamme quand les cœurs sont éteints. Et ce sont des flacons fermés par les mains froides des morts qui versent aux jeunes générations la chaleur et la vie.

Voilà pourquoi, sans doute, les Primitifs placèrent si haut dans leurs tableaux de sainteté cette vigne que les économistes placent si bas dans l’évaluation des forces morales d’un peuple. Voilà pourquoi l’on voit au Palazzo Bianco, à Gênes, une vierge très digne et son Bambino picorant un raisin ; à Berlin, dans un tableau d’Altdorfer, un Enfant Jésus offrir à ses petits compagnons ce raisin que M. Demolins déplore qu’on cultive en France ; pourquoi enfin, sur les plus vieilles images de la symbolique chrétienne, on aperçoit saint Théodule bénissant un baril de vin.

Il est vrai, — et là-dessus les sociologues ont justement aperçu les faits, — que la culture de la vigne morcelle l’antique grande propriété. Mais en la morcelant, elle maintient la propriété. Croit-on que le possesseur d’un hectare de vigne y tienne moins que celui d’un immense domaine ? En découpant ce qui n’était autrefois qu’un seul domaine, en en remettant les morceaux entre un plus grand nombre de mains, l’évolution sociale a fait quelque chose comme ce qui se fait dans un régiment lorsque le drapeau est en danger. On se le partage, ou le met en lambeaux, mais on le soustrait ainsi à l’ennemi. La terre de France a été soumise au même expédient suprême. Elle a été morcelée, mais elle est sauvée.

Ou au moins elle peut l’être. Et si elle peut l’être, c’est par ce grand Inconnu, par ce Paysan inglorius dont les sociologues et les romanciers nous annoncent la fin et dont les peintres nous racontent la persistante vie sur tous les murs de cette exposition, comme pour affirmer, au dernier Salon du siècle, l’espoir du siècle qui vient. Ces tableaux ne sont pas les meilleurs signes de notre art, mais ils sont les meilleurs et les plus suggestifs de notre vie, — et c’est pourquoi nous nous sommes arrêtés à considérer leurs sujets plutôt que leur technique, dont nous n’avons intentionnellement presque rien dit. — Mais, quel que soit leur succès ou leur échec, leur témoignage est à retenir. Il affirme la persistance