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jusqu’à la musique, sans qu’une seule fois ses paroles nous frappent comme le résultat d’une réflexion personnelle et sérieuse. Nous sentons qu’il improvise ses opinions au hasard du moment, en homme que fatigue un long effort de pensée. Son amie lui ayant dit, par exemple, qu’elle a pris plaisir à un roman danois d’Andersen dont l’action se passe en Italie, le voilà qui tout de suite se met en devoir de prouver que l’Italie n’a jamais été comprise que par des étrangers. « Qu’un Danois ait pu faire un tel livre, — écrit-il, — cela me confirme dans mon ancienne conviction que l’Italie est uniquement une matière poétique à l’usage du Nord ; car de poésie pure, l’Italie n’en a point, il n’y en a point même dans l’œuvre de Dante. » Mais comme miss Barrett se montre un peu étonnée d’apprendre que « la poésie de Dante soit uniquement une matière à l’usage des rimeurs du Nord, » Browning, dans sa lettre suivante, rétracte jusqu’au dernier mot de son paradoxe : « Vous savez combien j’aime les vieux poètes italiens, et que je place Dante plus haut que tout au monde, ayant la tête et le cœur tout remplis de lui. »

Nous sentons qu’il improvise ses opinions : et ses lettres nous font voir qu’il improvise aussi ses poèmes et ses tragédies. Pendant les dix-huit mois que dure sa correspondance avec Elisabeth Barrett, il produit œuvre sur œuvre, avec une fécondité que rien ne peut ralentir. Il raconte à la jeune fille les visites qu’il a faites et celles qu’il a reçues, les dîners et les soirées où il a assisté ; et de semaine en semaine, il lui apporte des actes entiers, qu’il publie ensuite sans presque y rien changer. Les conseils mêmes de son amie et ses corrections, c’est comme s’il n’avait pas le loisir d’en tenir compte. Et par là s’expliquent pour nous les défauts de son œuvre, son obscurité, sa confusion, son manque d’harmonie et de beauté formelle ; nous comprenons mieux, à présent, pourquoi Browning n’a pas tiré autant de parti qu’il aurait pu de ses dons de conteur et de dramaturge. C’est qu’il écrivait trop, et trop vite, et trop au hasard, victime d’une malheureuse facilité qui ne lui permettait ni de mûrir ses idées ni de les mettre au point. Voilà ce qui l’a toujours empêché d’être le grand poète qu’il voulait devenir ; et voilà ce qui fait que, d’année en année, les lettrés anglais s’éloignent davantage de lui, tandis que ne cesse point de grandir la gloire de ce Tennyson dont, ingénument, il s’avouait l’égal !

Et d’autant plus nous frappent et nous ravissent, en comparaison, les merveilleuses qualités littéraires d’Elisabeth Browning. J’ai dit, déjà quels trésors de douce et poétique tendresse remplissaient la plupart de ses lettres d’amour : mais ces lettres sont en même temps