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yeux fixés sur le sac de peau de phoque qui pendait au chaud et à l’abri sur la large flamme jaune de la lampe.

Et tout cela se passait loin, là-bas, dans le Nord, au delà du Labrador, au delà du détroit d’Hudson, où les grandes marées crèvent la glace... au nord de la péninsule de Melville... au nord même des étroits passages de la Fury et de l’Hécla, sur le rivage septentrional de la Terre de Baffin où l’île de Bylot se dresse au-dessus des glaces du détroit de Lancastre comme un bol à pudding renversé. On ne connaît pas grand’chose plus haut que le détroit de Lancastre, sauf le Devon du Nord et la terre d’Ellesmere ; là même, cependant, vivent quelques habitans dispersés, porte à porte, pour ainsi dire, avec le Pôle même.

Kadlu était un Inuit, — ce que vous appelleriez un Esquimau — et sa tribu, composée en tout d’une trentaine de personnes, appartenait au Tununirmiut — « le pays qui s’étend là-bas, derrière quelque chose. » Sur les cartes, cette côte désolée s’appelle Navy Board Inlet, mais le nom inuit est meilleur, parce que ce pays gît en vérité derrière tout au monde. Pendant neuf mois de l’année, ce ne sont que glaces, neiges, coups de vent sur coups de vent, accompagnés d’un froid que ne peuvent s’imaginer ceux qui n’ont jamais vu le thermomètre descendre même à zéro[1]. Six mois sur ces neuf, il fait nuit, et c’est pour cela que le pays est si horrible. Pendant les trois mois d’été, il ne gèle qu’un jour sur deux, et chaque nuit ; à ce moment, la neige commence à s’égoutter des pentes exposées au sud, quelques saules nains pointent leurs bourgeons laineux, une ou deux microscopiques joubarbes font mine de fleurir, des plages de gravier fin et de pierres arrondies descendent vers la mer libre, et des galets polis et des rochers veinés se lèvent au-dessus de la neige granulée. Mais tout cela passe en quelques semaines ; bientôt, le sauvage hiver revient verrouiller la terre, tandis qu’en mer, les glaces se ruent dans les courans contrariés du large, se bloquent, se choquent, se rognent, se cognent, se broient et s’échouent jusqu’à ce que tout gèle d’une pièce, sur dix pieds d’épaisseur, du rivage à l’eau profonde.

En hiver, Kadlu suivait les phoques jusqu’au bord de la banquise, et les harponnait lorsqu’ils montaient pour respirer à leurs trous d’air. Le phoque a besoin d’eau libre pour y vivre

  1. Thermomètre Fahrenheit, c’est-à-dire — 18° C.