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viendra, soyez-en sûrs. Elle viendra à la minute précise où ils soupirent le plus ardemment vers elle. Ils la reconnaîtront aussitôt. Ils se réjouiront de la trouver si semblable à l’image qu’ils s’en étaient faite. Car ils l’apercevront à travers cette image ; ils salueront en elle leur rêve qui marche devant eux. Ces amours de tête peuvent être comme d’autres, sincères, profonds, durables, fertiles en souffrances et en joies. Des lettres de Balzac, des lettres de Michelet, récemment publiées, nous en offrent deux exemples mémorables.

Un jour qu’entre Balzac et Gautier l’entretien était tombé sur les femmes. « L’homme de lettres doit s’abstenir du commerce des femmes, dit l’auteur de la Comédie humaine, elles font perdre du temps. » Gautier se récriait : « Cependant les femmes ont été créées pour quelque chose ; quel genre de rapports nous permettrez-vous avec elles ? — Eh bien ! conclut Balzac, on doit se borner à leur écrire ; ça forme le style. » Balzac n’avait garde de se borner à leur écrire ; mais il leur écrivait beaucoup. Les lettres qu’il écrivit à la seule Mme Hanska, pendant les premières années de leurs relations (1833-42), forment un volume de près de six cents pages in-8o de texte compact. Nous en devons la publication à l’admirable, et j’allais dire au terrible collectionneur qu’est M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul. Il possède en original toute cette correspondance. Il a de même les manuscrits de presque tous les romans de Balzac et de plusieurs ouvrages inédits. Si Balzac dédie à Mme Hanska un de ses livres, M. de Lovenpoul possède l’épreuve unique de cette dédicace que Balzac fut obligé de retirer. Si le soir de ses noces Balzac est obligé de faire ouvrir la porte de sa maison par un serrurier, M. de Lovenjoul possède la note du serrurier. Encore si cet amateur d’autographes avait concentré sur le seul Balzac toute sa curiosité ! Mais il est aussi bien muni pour Sainte-Beuve, Gautier, George Sand et pour tant d’autres. On compte ceux des grands écrivains de ce siècle sur qui il ne possède pas le dossier, parfois le plus compromettant. Ces manuscrits, M. de Lovenjoul ne se contente pas de la joie de les posséder. Il les déchiffre. Il les publie. C’est ainsi qu’il devient une manière de danger. Au surplus, ce n’est pas lui qui est coupable. Et à coup sûr ces documens ne seraient pas arrivés jusqu’à lui, si les grands écrivains n’avaient des héritiers qui n’aiment pas à garder ou à détruire de vieux papiers dont on peut, tout en s’en débarrassant, tirer profit.

Qu’y a-t-il d’ailleurs dans les six cents pages des Lettres à l’Etrangère, en dehors des effusions sentimentales ? Rien autre chose que les doléances de Balzac sur son effroyable labeur quotidien et sur ses