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politique. Mais la politique acheva d’y cultiver les élémens les plus dangereux du caractère de la race : l’indolence méridionale et l’aversion des choses nouvelles, d’une part ; d’autre part, la réduction de l’activité spirituelle à « l’empire des formes et à la vie imaginative. » Tout régime tendant à établir, par l’oppression, l’uniformité d’idées va contre la nature des choses et n’engendre que dégénérescence et misère[1]. Au milieu d’une nation chevaleresque, Philippe II avait pris pour devise : « Dissimuler ; » cette devise devint celle de tout le monde. Le fanatisme des uns engendre nécessairement l’hypocrisie des autres, et le proverbe espagnol a raison, qui prétend que le diable a coutume de se masquer derrière la croix. La compression des esprits produisit en Espagne, comme partout, la sophistique et la rhétorique. Ne pouvant s’exercer sur le fond même des choses, l’intelligence s’exerça sur les formes et substitua les raisonnemens aux raisons. On déguisa la pensée sous les métaphores et les figures de diction. On écrivit moins pour être compris que pour laisser deviner sa pensée ; « ceux-là furent le plus admirés que l’on comprenait le moins. » La subtilité et le brillant du style, sans les idées, ne pouvait manquer d’aboutir au gongorisme et au cultisme. Enfin, rien ne pouvant se publier sans préalable autorisation, comment la science aurait-elle fait le moindre progrès ? Après la Chine, l’Espagne est le pays qui eut le plus, non de savans, mais de mandarins : docteurs, licenciés et bacheliers dans les quatre facultés. Les petites universités vendaient leurs diplômes et s’en faisaient des rentes. On prenait des grades pour se soustraire au travail. Le parasitisme « empruntait le masque de la religion et de la science, » et les bras manquaient pour cultiver le sol. Tout se donnait au concours, et les historiens espagnols nous apprennent que, pour obtenir une prébende, un bénéfice, un emploi, une charge, une chaire, une position sociale, il fallait argumenter victorieusement. C’était une véritable épidémie scolaire : la logique, la rhétorique et le beau style, seuls exercices permis à l’intelligence, servaient de déversoirs au trop-plein des esprits inoccupés. Chacun s’enorgueillissait de ses titres universitaires, et, à défaut d’hommes sérieux, l’Espagne avait des hommes graves[2].

Un peuple vit surtout par la conscience, source profonde de

  1. Voyez le beau livre de M. Sanz y Escartin, récemment traduit en français : L’Individu et la Réforme sociale ; Paris, 1898, Alcan.
  2. Voir M. Guardia, Revue philosophique, 1890.