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surabondamment que Wagner a bien fait de le dérober aux yeux. Qui donc, admis aux répétitions d’un de nos orchestres parisiens, n’a senti le contraste, ou la contradiction, entre ce qui se voit et ce qui s’entend ? Blancs de neige ou trempés de pluie, par un triste matin d’hiver, ils arrivent, les musiciens. Ils gagnent leurs places, et, sous les souliers pesans, l’estrade résonne et crie. Un jour blafard éclaire la laideur des vêtemens et des coiffures ou des crânes, la vulgarité des poses et l’air indifférent des visages. Maintenant ils se sont accordés ; ils commencent, et, de tous ces hommes qui soufflent, pincent, frottent ou frappent, l’action esthétique ne se traduit guère que par des mouvemens disgracieux. Des merveilles sans doute naissent de leurs lèvres et sous leurs doigts ; merveilles tout idéales, où rien de plastique ni de corporel n’entre comme élément. Cet orchestre fait songer, par antithèse, à l’orchestique des Grecs, qui ne lui ressemblait guère, et l’on revoit en rêve une de ces radieuses journées d’Athènes où Sophocle adolescent chantait et dansait le péan de victoire, où les éphèbes et les vierges mêlaient harmonieusement de belles formes à de beaux chants.

Lyrique ou dramatique même, la musique moderne a le plus souvent dédaigné la danse, ou ne l’a pas comprise. Au XVIIIe siècle, je ne vois guère que Gluck dont le génie fasse une place, — presque la place antique, à cet élément de beauté. Le menuet de Don Juan, comme plus tard la valse du Freischütz, n’est qu’un détail insignifiant. Beethoven a fait danser un instant, — avec quelle rudesse et quelle fureur ! — des villageois et des derviches ; je sais dans son ballet de Prométhée certain andante qui serait digne d’être mimé par des figures de Phidias ou de Praxitèle. Il se peut aussi que, dans la pensée de Beethoven, comme l’a dit, je crois, Wagner, la symphonie en la soit l’apothéose de la danse ; celle-ci, néanmoins, en fait, se trouve encore plus rarement que la poésie associée aux chefs-d’œuvre du maître. Quant à l’opéra contemporain avant Wagner, sauf de rares exceptions, telles que la scène des nonnes dans Robert le Diable, le ballet n’y figure ordinairement qu’à titre d’accessoire et de postiche. Comme exemple de ballet chanté, c’est-à-dire de la danse associée à la musique et à la poésie, on ne saurait citer rien de plus fameux et de plus déplorable que la « Tyrolienne » de Guillaume Tell : Toi que l’oiseau ne suivrait pas. Le ballet indépendant et, pour ainsi dire, autonome est lui-même le plus souvent une chose insignifiante ou