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avons voulu ne plus rien devoir qu’aux étrangers. Nous n’avons eu d’admiration que pour Wagner, Burne Jones, Tolstoï, Ibsen, Nietzsche et leurs compatriotes. Ce cosmopolitisme artistique et intellectuel a été l’opinion bien portée, l’opinion snob. Il était inévitable qu’on en vînt à emprunter aux étrangers jusqu’à leur manière de plaisanter ; la tentative des humoristes a été une application de la manie exotique au rire. Par malheur, rien ne se prête moins au commerce d’importation que la plaisanterie : c’est un article qui ne supporte pas le voyage. D’un pays à l’autre, on peut sentir, penser, s’émouvoir sur les mêmes sujets et de façon analogue, parce que sentimens, idées, émotions atteignent, par-delà les différences de races, le fond d’humanité. On ne rit ni des mêmes choses, ni de la même manière, justement parce que le rire, étant superficiel, ne dépasse pas cette surface formée en nous par les conditions historiques et sociales. C’est surtout par sa littérature gaie qu’un peuple est impénétrable à un autre peuple. Vous êtes-vous parfois demandé ce que des étrangers peuvent comprendre aux livres et aux pièces de théâtre du genre « vie parisienne ? » ne disons pas qu’ils n’y comprennent rien ; disons qu’ils les comprennent autrement que nous. Il en est de même de l’humour, qui, chez les peuples anglo-saxons, correspond à la tournure d’esprit nationale et atavique, aux habitudes sociales, religieuses, morales. Chez nous, il ne correspond à rien ; cela fait que nous ne pouvons goûter ce qui en fait la saveur originale. Nos humoristes se recommandent volontiers de l’Américain Mark Twain. Or, prenez telle fantaisie de Mark Twain, fameuse dans les pays anglais et germaniques, par exemple le Vol de l’Éléphant blanc. Cela est puéril et long. On a l’impression d’une farce pour grands enfans qui aiment à être secoués d’un gros rire. L’impression n’est pas juste, évidemment ; et il est clair que, pour avoir conquis une si grande réputation, Mark Twain doit être un fantaisiste éminent. Mais de cette fantaisie rien ne passe dans la traduction. Et c’est bien l’avis de Mark Twain. Cet humoriste s’est maintes fois égayé aux dépens de ses traducteurs, commentateurs et adaptateurs ; c’est sur eux qu’il a exercé son humour avec le plus de verve. Il faut en prendre notre parti. Goûter parfaitement l’œuvre de Marck Twain est une joie à laquelle doivent renoncer ceux qui ne possèdent pas à merveille la langue anglaise, ou qui même n’ont pas dans les veines un peu de sang anglais. Mais nos humoristes sont de Batignolles, de Montmartre ou de l’avenue de Villiers. L’amusante pochade de M. T. Bernard, L’anglais tel qu’on le parle, nous donne l’exacte mesure de leur connaissance de la langue et des littératures