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s’emparer du passage de Danckaria. Aussitôt avisé de l’arrivée des troupes espagnoles sur la frontière, je me rendis sur les lieux pour veiller à ce que notre territoire fût respecté. C’était, il n’en souvient, par une magnifique journée d’hiver. Le voyage dans ce pays ravissant, sous les chauds rayons d’un brillant soleil, était un vrai plaisir. Ma voiture était découverte et j’étais en uniforme. A Paris, on m’aurait pris pour un officier de paix ; à Dancharia, on me prit pour un maréchal de France et toute l’armée espagnole courut aux armes pour me rendre les honneurs militaires. Les soldats espagnols venaient de faire d’une traite vingt lieues dans la montagne par des sentiers de chèvres, où ils avaient littéralement laissé leurs chaussures, à telles enseignes que le général Martinez Campos avait dû faire venir de Bayonne plusieurs milliers de souliers. On aurait pu les croire écrasés de fatigue : pas le moins du monde. Ils dansaient le fandango avec les filles du pays, et le bruit dominant sur la rive espagnole n’était pas le cliquetis des armes, mais le son de la mandoline et le claquement des castagnettes.

Le mouvement hardi de Martinez Campos avait coupé en deux l’armée carliste. Le corps principal, rejeté vers l’est et toujours poussé l’épée dans les reins par Morionos, atteignit la frontière à Saint-Jean-Pied-de-Port. Le 28 février, les carlistes mirent bas les armes et entrèrent en France à la suite de Don Carlos. Le prince, ramené à Pau par le préfet, fut dirigé sur Paris quelques jours après.

Le général Pourcet s’était rendu à Saint-Jean-Pied-de-Port pour veiller au désarmement des troupes carlistes. La petite ville de Saint-Jean, hors d’état de nourrir avec ses seules ressources la masse des réfugiés, criait famine. A la demande du général, je réquisitionnai les approvisionnemens de vivres de réserve de la citadelle de Bayonne et je les lui expédiai en poste. Quarante-huit heures après, le général me télégraphiait qu’il dirigeait sur Bayonne cinq mille soldats carlistes, quinze cents officiers et trois cents chevaux de prise. Disons tout de suite que, de tout le convoi de chevaux, il ne me parvint que trois chevaux et un mulet blanc, dont quatre généraux carlistes se disputèrent âprement la propriété. Comme le général avait négligé de faire escorter ce convoi, les Espagnols qui le conduisaient avaient vendu, chemin faisant, tous les animaux aux paysans, pour cent sous, pour dix francs, pour le prix du licol.