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le ministère s’effondre sur lui-même, et ce jour arrivera sans aucun doute lorsqu’il devra s’expliquer sincèrement et sérieusement devant les Chambres. On verra alors se révéler et, en même temps, se dissiper l’artifice sur lequel il repose. En réalité, ses membres ne sont d’accord sur rien. Ils l’étaient sur l’affaire Dreyfus, qui a eu ce singulier et triste privilège d’unir provisoirement les gens les plus divisés et de diviser les plus unis. Cela seul leur a permis de passer quelques mois ensemble, sans que les dissentimens profonds qui existent entre leurs idées et leurs tempéramens vinssent à se manifester en public. Mais bientôt la nature immanente des choses sera la plus forte, et reprendra ses droits. Nos ministres peuvent se promettre de maintenir, malgré tout, une apparence d’harmonie parmi eux, ils n’y parviendront pas. On a remarqué déjà, et avec justesse, qu’à peine M. Millerand avait-il prononcé son discours de Lille, M. Caillaux était allé à la Ferté-Bernard en prononcer un autre, qui avait tout l’air d’en être la contre-partie et la réplique. Mais, entre Lille, qui est dans le Nord, et la Ferté-Bernard, qui est dans la Sarthe, la distance est considérable, sans parler de celle qu’il y a entre un dimanche et un autre. Des discours tenus dans ces conditions peuvent se contredire sans qu’il en résulte aucun conflit immédiat entre les hommes qui les font. Lord Salisbury n’a-t-il pas dit un jour, à propos d’une harangue de M. Chamberlain prononcée hors du parlement, qu’il avait négligé de la lire ? Cette échappatoire pourrait également servir à nos ministres lorsqu’ils parlent l’un à l’est et l’autre à l’ouest du pays ; mais, quand ils le feront dans le même parlement, l’usage en sera moins commode. Si nos ministres disaient en toute vérité ce qu’ils ont dans l’esprit, et encore plus ce qu’ils ont sur le cœur au sujet les uns des autres, on assisterait à la plus étrange débandade gouvernementale que parlement ait jamais vue. Les choses n’iront pas tout à fait jusque-là ; encore n’en sommes-nous pas bien sûrs ; mais c’est à la condition de ne pas aller longtemps. Dès que la session sera ouverte, la succession du ministère ne tardera pas à s’ouvrir aussi, et nous gagerions volontiers qu’il n’attendra pas qu’on le renverse : il se renversera lui-même.

Par malheur, cette incertitude qui pèse sur nous, ou plutôt cette certitude d’une existence gouvernementale toujours éphémère, est pour la France une cause d’infériorité au milieu des questions qui agitent le monde. Nous n’accusons pas notre diplomatie : que peut-elle faire ? La première condition pour entreprendre est d’avoir quelque chance de durer, et qui pourrait aujourd’hui se la promettre ? Nous avons ajouté des causes artificielles d’instabilité aux causes, hélas !