Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/339

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Au milieu de l’irritation des partis, pourrais-je faire entendre ma voix ? Je serais bien téméraire de m’en flatter. Je ne l’aurais pu qu’autant que l’expérience et les dangers qu’on aurait courus m’eussent fait paraître nécessaire, m’eussent rendu toute la force d’une grande popularité, eussent rallié à moi la masse de la nation, éclairée sur ses périls, sur ma politique calomniée. Pour que cela eût été, il eût fallu que ceux qui m’invoquent aujourd’hui m’eussent avoué, m’eussent rendu justice à la tribune et m’eussent ainsi placé eux-mêmes comme ils voudraient que je le fusse aujourd’hui.

«… Je crois que les temps actuels sont et peuvent devenir si critiques, que l’entraînement et la précipitation des événemens peuvent avoir un cours si rapide qu’ils entraînent non seulement les semences, mais les racines même les plus profondes et qu’ils ne laissent aucune prise aux calculs de la prévoyance. Dans une telle hypothèse, j’aurais été infailliblement entraîné en me chargeant témérairement de servir de digue au torrent, et je n’aurais fait qu’appeler sur moi et le désespoir de voir périr le gouvernement en nos mains, et, aux yeux du vulgaire, la responsabilité de sa chute. Heureusement ou malheureusement, je n’ai pas la responsabilité de mon impuissance. Elle ne provient pas de mes fautes. Elle ne provient que de celles de mes amis, car mes ennemis ont joué leur jeu. »

Peut-être objectera-t-on qu’il y avait beaucoup de pessimisme dans ces considérations. On ne saurait toutefois méconnaître qu’elles témoignaient de beaucoup de sagesse de la part de Decazes ou tout au moins d’une crainte qui en était le commencement, la crainte de n’être plus maître de son parti après l’avoir déchaîné, et d’être conduit là où il ne voulait pas aller.


ERNEST DAUDET.