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aucun doute à cet égard. On trouvera dans son livre[1] les témoignages des voyageurs espagnols, portugais, norvégiens et chinois. Le plus concluant de tous est celui de notre compatriote, François Bernier, ce médecin qui vécut plusieurs années à la cour d’Aureng Zeb. Il décrit avec admiration et complaisance les merveilles de l’industrie indienne : broderie sur étoffes, sculpture en bois et en ivoire, peinture sur métal et sur mica, verre travaillé et coloré, poteries, incrustations, mosaïques, armes damasquinées ; par-dessus tout, ces tissus que l’Occident se disputait à prix d’or, cette « rosée du matin » si soyeuse, si brillante et si fine, presque invisible à force d’être transparente. Versailles et son grand roi sont pauvres, mesquins, quasi barbares auprès de Delhi et des splendeurs qui entouraient le Grand Mogol. L’Inde semblait à Bernier un abîme de richesse où venaient se perdre, pour n’en plus jamais sortir, les métaux précieux du monde entier.

On pensera que cette opulence extraordinaire était concentrée dans les mains de quelques grands seigneurs, mais il n’en est rien. Ceux qui se donneront la peine d’étudier la constitution des castes et l’organisation collectiviste du village hindou comprendront que cette accumulation des bénéfices de l’agriculture et de l’industrie au profit d’une classe était chose impossible dans l’Inde. On n’y trouvait rien qui ressemblât, de près ou de loin, aux « patrons » et au « capital. » Dans les communautés rurales (ceci s’applique surtout au Bengale), les zemindars n’étaient que les gérans de la propriété publique. Quant à l’argent gagné par les artisans, il restait dans leurs mains. L’adresse, l’expérience, le goût personnel étant (avec un très modeste outillage) la seule mise de fonds nécessaire, l’existence du menu peuple était assurée. M. Bose nous a donné le budget des recettes et des dépenses d’un portefaix sous le règne d’Akhbar (fin du XVIe siècle). Les salaires étaient plus élevés qu’aujourd’hui ; les loyers et les vêtemens beaucoup moins chers, ainsi que les denrées de consommation. La conclusion se déduit toute seule. Avec une population moindre de moitié, l’Inde fournissait à son gouvernement un revenu égal à celui de l’Inde actuelle, soit environ sept cent cinquante millions de francs, dont pas une parcelle ne sortait du pays.

Ce dernier point est très important. L’anarchie qui suivit, au

  1. Pramatha Nath Bose, A history of Hindu civilization under British rule. Vol. I et II, 1894 ; roi. III, 1896. Calcutta, London and Leipzig.