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s’appliquent pas à développer en paix leur prospérité économique, elles s’apercevront un jour, qui est peut-être proche, qu’elles ont été peu à peu évincées par la Russie, à moitié asiatique, par les États-Unis, riverains du Pacifique, et surtout par le Japon. Tandis que les nations occidentales cherchent à se tailler, dans la riche dépouille, leur part, les Japonais font entendre doucement à Pékin qu’eux seuls sont les vrais amis du Céleste Empire, qu’eux seuls n’ont pas cherché à le démembrer ; leurs projets ont subi un échec lors de la dernière révolution de palais qui a détruit le parti des réformes, favorisé et conseillé par le marquis Ito, mais leur œuvre n’est pas morte. Le jour est peut-être moins éloigné qu’on ne le croit où la Chine, en partie régénérée, en tout cas dotée des instrumens de nos civilisations, écoutera avec sympathie les suggestions des Japonais et appliquera avec eux, au profit du monde jaune, une nouvelle doctrine de Monroë. L’immense Chine réserve peut-être des surprises aux imprudens qui l’ont éveillée de son sommeil.

Il faut, quoi qu’il doive advenir, bien voir que la question d’Extrême-Orient a pris dans la politique générale l’une des premières places, bientôt peut-être la première. Toute la politique russe de ces dernières années a ses raisons d’être en Extrême-Orient, et la politique anglaise pivote autour des deux grandes questions du Nil et du Yang-tse. C’est en Extrême-Orient que, pour la première fois, l’alliance franco-russe s’est manifestée pratiquement ; c’est là aussi que, pour la première fois depuis 1870, la France et l’Allemagne ont ostensiblement marché d’accord. Peut-être faut-il voir dans l’intervention commune de 1895 un indice et un précédent, car l’allure des affaires européennes tend aujourd’hui à se régler sur les fluctuations des intérêts coloniaux. S’il est vrai que l’aurore de nouvelles conjonctions politiques a lui sous le ciel d’Extrême-Orient, il est certain aussi que des complications y peuvent surgir qui déchaîneraient jusqu’en Europe de terribles conflits : peut-être l’ancien monde verra-t-il des querelles, nées sur les bords du Fleuve Bleu, venir troubler la vieillesse des nations occidentales, comme, il y a quelques années, les cendres impalpables épandues dans les airs par le Krakatoa vinrent, elles aussi, du lointain Orient, troubler, jusque sous les climats d’Europe, la sérénité radieuse de nos couchers de soleil.


RENE PINON.