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découverte, il en faisait une autre plutôt affligeante : il s’apercevait que les deux tableaux étaient peints sur toile, que ni l’un ni l’autre n’avait jamais subi aucun rentoilage, et que, par suite, la question du « panneau » de chêne n’avait pu avoir aucune influence sur la détermination du vieux conseiller. Tous les détails racontés par Goethe sont ainsi d’une exactitude scrupuleuse, excepté celui-là, qui est en vérité le seul essentiel, puisqu’il sert de point de départ au récit entier.

Erreur de mémoire ? Distraction ? Confusion ? Autant d’hypothèses inadmissibles. Le passage de Vérité et Poésie n’a point pour objet de nous renseigner sur la composition des tableaux de Juncker, mais uniquement de nous fournir un exemple des manies du vieux Goethe : et pas un instant nous ne pouvons supposer que le poète, qui a gardé un si fidèle souvenir de la souris, des papillons, et de la limace, se soit involontairement mépris sur le fond de l’histoire. Peut-être a-t-il en effet oublié que les deux tableaux étaient peints sur toile : mais qu’il ait cru se rappeler que son père avait remis au peintre un panneau de chêne, et qu’il avait ensuite expressément choisi le tableau peint sur ce panneau, c’est ce que M. de Bernus lui-même tient pour invraisemblable. L’unique explication est d’admettre que Gœthe, voulant nous fournir un exemple des manies de son père, a pris occasion de deux tableaux dont il se souvenait pour inventer une anecdote saisissante et typique. Son récit n’est pas une confidence, mais plutôt un apologue, l’illustration concrète d’une idée générale. « Vérité et poésie : » on peut voir par-là de quelle façon il entendait ce titre, et il n’y a pas jusqu’à la fidélité de sa mémoire qui, en lui permettant de nous décrire les deux tableaux avec une précision plus vivante, ne l’ait aidé, en fin de compte, à nous mieux tromper. La « vérité » ne lui est apparue que comme un des artifices de la « poésie, » sauf pour celle-ci à user de cet artifice aussi librement que des autres.


L’apologue était d’ailleurs un des modes favoris de la poésie de Gœthe. Elle aimait à revêtir d’une forme concrète des idées générales ; et sans doute elle restait toujours une poésie de poète, mais d’un poète qui se trouvait être en même temps un critique. C’est ce qu’a fort bien mis en lumière un des doyens de l’exégèse gœthéenne allemande, le baron Woldemar de Biedermann, dans une nouvelle série de ses Recherches sur Gœthe[1]. Il y a démontré notamment, par une longue série d’exemples et de comparaisons, que toutes les grandes œuvres

  1. Gœthe-Forschungen, anderweite Folge, par Woldemar baron de Biedermann, 1 vol. Leipzig, 1899.