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forcé la Chine, par le droit du canon, à tolérer la contrebande de l’opium ; elle a dépouillé le Portugal d’une partie du Mozambique, lancé dans le Transvaal une première expédition d’aventuriers, puis une expédition de conquérans. Après avoir fait, à plusieurs reprises, des promesses solennelles, elle a déclaré devant l’Europe qu’il suffisait de sceller certaines choses avec du sang pour les rendre justes : « Un champ de bataille est une étape de l’histoire, » variante adoucie de la formule : La force prime le droit. Enfin les Anglo-Saxons, ces grands colonisateurs en pays lointain, n’ont réussi dans leur propre Royaume-Uni qu’à faire l’Irlande martyre, si bien que l’Irlande n’est pas encore assimilée. Ils en accusent l’Irlande : est-elle donc « latine, » elle aussi ? La vérité est que la situation insulaire de la Grande-Bretagne avait pour pendant la situation insulaire de l’Irlande : les deux îles sont demeurées l’une en face de l’autre. L’Anglais et l’Irlandais, quoique d’intelligence à peu près semblable, ont conservé des caractères différens. Et cette différence ne peut être due essentiellement à l’élément ethnique, puisque la moitié à peu près de l’Irlande est germanique. Elle est due à des traditions et habitudes qu’a développées l’oppression anglaise. On sait quel régime de fer fut imposé à l’Irlande et comment on lui appliqua le dicton barbare : « It is no felony to kill an Irishman. » On a souvent rappelé à ce sujet que, sous le règne d’Elisabeth, fut prescrite la destruction des bestiaux et de la culture de plusieurs comtés irlandais, pour y faire mourir de faim les habitans impossibles à exterminer d’une autre manière : le poète Spenser décrit avec complaisance les horribles tortures de cette famine préméditée. Il faut convenir que ce genre de politique n’était pas fait pour opérer la fusion des esprits. On ne voit pas bien ici la « supériorité des Anglo-Saxons, » que l’on nous donne en exemple.

Ce que les circonstances ont fait pour l’Angleterre, elles pourraient un jour le défaire. Renonçant à l’agriculture pour la grande industrie et le commerce, l’Angleterre ne subsiste que si les autres peuples achètent les produits de son travail. Le quart du commerce britannique se fait avec l’Europe et près du cinquième avec les Etats-Unis. Que la concurrence allemande et américaine aille croissant, que les autres pays civilisés développent leur industrie nationale et se défendent par des tarifs élevés, la suprématie industrielle de l’Angleterre sera menacée. Ses colonies, étant autonomes, peuvent aussi se fermer à ses