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ligue puissante des femmes charitables et distinguées avec les sommités de la politique, de la littérature et de l’art, qu’il obtenait à la fois le patronage de l’archevêque de Cantorbéry, du cardinal Manning et du grand rabbin, qu’enfin il convertissait à sa cause Gladstone et Herbert Spencer. Il triomphait des scrupules de l’homme d’Etat et des objections du philosophe en prouvant à l’un que l’honneur du parti libéral était intéressé dans l’entreprise, à l’autre qu’en matière de législation matrimoniale, le véritable individualisme consistait à assurer la liberté des contractai. Peu après le retour de Malabari à Bombay, le bill désigné sous le nom d’Age of consent Act reportait de dix à douze ans la limite minimum du mariage effectif pour les femmes.

C’est peu de chose, sans doute, mais c’est quelque chose. Combien s’écoulera-t-il d’années avant qu’un nouveau pas soit fait, avant qu’un nouveau progrès s’accomplisse ? Nul ne pourrait le dire ; pourtant la voie est ouverte, il suffit d’y marcher. Sinon, les beaux discours du Congrès seront vains, et vains aussi les efforts de l’Inde pour s’assimiler la science européenne. Quand même elle réussirait à conjurer le péril économique qui tient la banqueroute suspendue au-dessus de sa tête, à écarter tous les fléaux, la famine, la peste, la misère, à atténuer l’esprit de caste, qui paralyse ses progrès, elle ne serait pas encore sauvée. Du chaos de ses croyances elle aurait beau dégager une religion monothéiste, imprégnée de la pensée chrétienne, sa régénération ne sera assurée que le jour où elle empruntera au christianisme une de ses conceptions les plus nobles et les plus fécondes, l’égalité de l’homme et de la femme, avec une nuance de respect et de tendresse pour celle qui, étant la plus faible, a le plus lourd devoir à remplir.

Si j’avais devant moi un de ces jeunes bacheliers de Bombay ou de Calcutta, qui portent en eux l’avenir et la pensée de leur race, je lui demanderais ce qu’il éprouve lorsque, après s’être pénétré de ce qu’ont dit et écrit nos maîtres sur le rôle auguste de l’épouse et de la mère, il rentre dans ce logis dont la construction seule révèle le divorce moral des sexes ; lorsque, cherchant sa femme, il aperçoit une petite servante de quatorze ans qui répand dans la cour les résidus de l’étable pour écarter les mauvais esprits ; lorsque, cherchant sa mère, il aperçoit une femelle qui dévore les restes laissés par son maître ou qui, accroupie sur un coussin, savoure le repos de la brute en aspirant la fumée