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ou une représentation de la vie contradictoire à celle de l’idéal classique. Et ce qui prouverait qu’en ce cas il avait bien vu, c’est que, dans le même temps, vers le milieu du XVIIIe siècle, non seulement l’auteur de la Dramaturgie de Hambourg se servait de Shakspeare à la fois contre Voltaire, et Racine, et Corneille, mais encore il est permis de dire que le contact de la littérature anglaise éveillait de leur longue torpeur la littérature et l’esprit allemands. Les origines de la littérature allemande moderne ne sont en vérité ni suisses ni souabes : elles sont anglaises. Il faut le savoir pour la bien comprendre elle-même. Mais il faut encore et surtout le savoir pour faire sa juste place à l’influence anglaise dans la formation de l’esprit européen de nos jours. Et à l’exception d’un ou deux caractères, tels que, par exemple, le goût déraisonné de la spéculation métaphysique, il faut savoir que tous les traits qu’on assigne à l’esprit ou au génie germaniques ont commencé par être anglais avant d’être allemands.

Ce sont les Anglais qui sont allés chercher les premiers dans leurs plus anciennes traditions, et, pour ainsi parler, dans la nuit de leur moyen âge, les sources d’inspiration que les humanistes de la renaissance avaient uniquement bornées aux souvenirs de la Grèce et de Rome. Ils sont encore dans l’histoire des littératures modernes les « premiers poètes de la nature, » comme les Hollandais en avaient été les premiers peintres. Leur poésie s’est inspirée la première, — et même chez leurs « classiques, » chez un Dryden, chez un Pope, — de ces incidens de la « vie présente, » qui, s’ils font quelquefois, à la vérité, le prosaïsme des Lieder de Goethe, en font, plus souvent encore, le charme subtil et pénétrant. A l’homme « universel » de la renaissance et de l’âge classique, à cet homme normal et abstrait, dont on a si bien dit qu’il était plus facile de le connaître que les hommes en particulier, ce sont les Anglais, c’est un Richardson dans sa Clarisse Harlowe, c’est un Fielding dans son Tom Jones, et non pas les Allemands, qui ont opposé les premiers l’homme « local, » pour ainsi parler, individuel et déterminé, qui ne ressemble qu’à lui-même, et à lui seul, ou tout au plus à ceux de son village, de sa famille, de sa génération. Les premiers, ils ont vraiment mêlé la littérature à la vie active, à la vie quotidienne, à la vie pratique, et fait ainsi de l’homme de lettres, d’un Addison ou d’un Swift, un quasi-personnage dans l’Etat. Et tandis qu’enfin partout ailleurs, et jusque dans l’Emile ou dans l’Héloïse d’un Rousseau,