Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/656

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’historien, la « nature » c’est la vie humaine ; et qu’est-ce que la vie, sinon le support, le sujet, la matière de la moralité ? De la façon que nous sommes faits, et que nous vivons, depuis qu’il y a des hommes, il ne peut pas s’établir entre deux êtres humains, quels qu’ils soient, de relations qui ne relèvent de la morale. Nous ne pouvons pas prendre une résolution qui n’implique de la morale. Et si, pour ma part, je ne crois pas « qu’un degré d’élévation vers le pôle change toute la morale », tout le monde sait bien que d’un temps ou d’un pays à un autre, il n’y a rien qui diffère plus que l’application des lois de la morale à la vie quotidienne. Vouloir faire abstraction de la morale, dans la représentation de la vie, c’est donc à vrai dire mutiler le modèle que l’on se proposait d’imiter, et le mutiler très arbitrairement. Il est infiniment regrettable, pour eux, — et encore davantage pour nous, Français, — que nos naturalistes, en général, ne l’aient pas compris.

On le regrettera d’autant plus, que d’autres, plus avisés ou mieux inspirés, l’allaient comprendre ou l’avaient depuis longtemps compris, et une fois encore la direction des grands courans littéraires, — un moment ressaisie, de 1850 à 1870, — allait nous échapper de nouveau. C’étaient des Anglais, des romanciers comme Dickens ou comme George Eliot ; des poètes comme Elisabeth Browning ; des philosophes et des esthéticiens, Carlyle, Stuart Mill, et celui d’eux tous qui peut-être a exercé, quoique le moins connu au dehors, le plus d’influence sur la pensée anglaise contemporaine, je veux dire John Ruskin, l’auteur de tant d’écrits aux titres énigmatiques, Fors clavigera, Aratra Pentelici, mais dont la forme bizarre et comme provocante enferme tant de signification ou de « suggestions. » Quelques années s’écoulaient encore, et le roman russe, dont on peut dire qu’il n’avait pas jusque-là dépassé ses frontières, faisait triomphalement, avec Tolstoï et Dostoïevsky, son entrée dans la littérature européenne. Certainement, c’était bien aussi un romancier russe qu’Ivan Tourguenef, mais je ne sais comment il semblait qu’en se fixant parmi nous il fût devenu un romancier français. Et rien n’était moins vrai ! Il n’avait pas cessé d’être un fils de sa race ! Mais la fortune a de ces caprices, et les Russes pourront préférer Tourguenef à Tolstoï et Gogol ou Pouchkine à tous deux, il n’en demeurera pas moins vrai que c’est par Tolstoï et Dostoïevsky que l’âme slave est entrée en communication avec la littérature