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Quand pour la première fois Tristan paraît devant Iseult, le thème dont nous parlions au début semble ne figurer que son apparition matérielle et comme son pas. Mais, un moment après, lorsqu’il porte à ses lèvres la coupe qu’il sait ou qu’il croit mortelle et qu’il boira pourtant, le même thème, élargi encore, ému, sans être ébranlé, par des triolets frémissans, le même thème sera le toast à la mort librement acceptée ; il représentera dans sa grandeur et dans sa force la démarche morale et sublime du héros.

Partout il en est ainsi. Partout le sentiment domine et l’âme est maîtresse. Toute l’âme, et le sentiment tout entier. Encore une fois cette musique est au centre ; ce qu’elle nous découvre, ce n’est pas seulement la passion, c’en est aussi l’origine et le terme, le dessous et les alentours. On dirait même souvent qu’elle exagère, qu’elle élève et qu’elle agrandit démesurément la réalité et la vie. Nous nous sentons médiocres et petits devant elle, incapables, peut-être indignes de ces souffrances infinies et de ces énormes amours. Gigantesque par les dimensions, la musique de Tristan ne l’est pas moins par les moyens qu’elle emploie. Il semble qu’elle déchaîne ensemble toutes les forces de la nature et de l’art, toutes les puissances sonores, celles de la voix et celles de l’orchestre, celles des cordes, des métaux et du bois. Mais elle ne les réunit que pour nous les consacrer. L’univers que redoutait Pascal ne s’arme point ici pour écraser, mais plutôt pour exalter le « roseau pensant » et sentant que nous sommes, et pour concourir à l’expression supérieure, immortelle, d’un peu de nos amours et de nos douleurs.

… Et maintenant, après la grandeur surhumaine de cette musique, en faut-il dire l’inhumanité, qui nest pas moindre ? Elle a des longueurs terribles, avec une violence qui ne désarme pour ainsi dire jamais ; elle porte au comble tantôt notre émotion et tantôt notre ennui, presque notre colère ; elle ne nous révolte guère moins qu’elle ne nous ravit. Elle exaspère, elle affole la sensibilité ; loin de « purger » les passions, comme disait Aristote, elle semble s’être donné pour mission, pour dangereux idéal, de les exalter encore. Le principe qui l’anime, et parfois l’égaré, est une force aveugle, celle que les Grecs appelaient dionysiaque et qu’ils redoutaient ; ce n’est pas l’esprit supérieur, apollinien, qui « verse dans les cœurs le paisible amour de la loi. » Œuvre « crispante, » a dit l’auditeur de Munich. Encore une fois, il disait mal ou trop peu. La musique de Tristan fait plus que nous crisper : elle nous énerve et par momens elle nous écrase et nous anéantit. Aussi bien, dans ses plus belles parties, elle nous donne la