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déshonoré pour son existence. Et maintenant j’estime que vous êtes éclairé sur nos contemporains, les Japonais. La civilisation qu’ils nous empruntent, ils l’éculent et la maculent. Ils la piétinent et l’arborent. Elle se dégrade à leur tête et retourne sous leurs pieds aux vieilles formes japonaises. Vous écrirez un chapitre : « Des Chapeaux, » et ce sera, si vous le voulez bien, l’étude de leur politique, de leurs ministères, de leurs administrations fagotées à l’européenne. Du tromblon au canotier, en passant par le gibus et le claque, toutes les inventions des chapeliers du XIXe siècle, tout ce qui a encadré et surmonté nos têtes romantiques, bourgeoises, industrielles ou révolutionnaires, toutes les coiffures qui se sont agitées dans l’air pour y saluer le passage des grands mots sonores, vous les retrouverez ici, comme en un vaste congrès, mais dépareillées, affaissées, délustrées, cabossées et poudreuses. Et votre second chapitre sera intitulé : « Des Souliers, » et vous nous y montrerez comment nos idées de liberté et d’individualisme s’avachissent aux pieds de la foule qui commence à les chausser. Ces souliers ne se gêneront point pour escalader les vôtres. Ils s’étendront sous votre nez avec une familiarité tout américaine, et parfois même ils manifesteront comme une démangeaison de vous pousser dehors. Et enfin, monsieur, vous n’oublierez ni le hakama, ni le haori qui sont doux, polis, soyeux, d’une grâce assez enveloppante, et qui gardent encore dans leurs plis je ne sais quel frémissement des sabres disparus. Vous vous souviendrez aussi que l’envers en est plus riche et plus beau que l’endroit ; et, quand vous aurez un peu vécu au Japon, le long et mince étui suspendu à la ceinture par un gros bouton d’ivoire, où l’artiste cisela l’inextinguible rire d’un petit dieu hydrocéphale, évoquera pour vous le souvenir des jolis bibelots dont ces hommes égayèrent la simplicité de leur vie.

Son symbole s’était éloigné et depuis longtemps effacé à l’horizon. Je lui dis :

— Si je vous comprends bien, tout ce que nous pouvons connaître des Japonais se réduit au geste et au costume. Assurément ces souliers et ces chapeaux s’animent de votre humour, et vous leur communiquez une éloquence imprévue. Mais où vont les pieds qui les dirigent, et que se passe-t-il dans les têtes qu’ils recouvrent ?

— Vous ne le saurez pas, me répondit-il. Je hante les Japonais depuis plus de seize ans, et je l’ignore. Tantôt on vous dira