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Que pensais-je de la nature ? C’était le 12 décembre au matin que, les yeux et les oreilles encore frappés des tavernes rutilantes et stridentes de Shanghaï, nous avions passé le détroit de Shimonosaki. Le paquebot entrait dans la mer intérieure du Japon, cette mer si vantée, ce lac marin dont la légende nous dit que les îles, enfantées par les dieux, grandirent peu à peu comme des jeunes filles et des fleurs. La bise soufflait sous un soleil pâle et sur les ondes glauques. De grands oiseaux tournoyans jetaient des cris plaintifs. Les montagnes élégantes, dont les moutonnemens et les brisures venaient expirer dans les flots, les îlots qui s’évasaient vers le ciel en bouquets sombres, les presqu’îles mamelonnées aux toisons rousses, les arbres qui jaillissaient de la mer ou se cramponnaient aux flancs des rocs, les grèves qui, dans cette lumière hivernale, luisaient entre les bois de pins et les eaux vertes comme des faucilles à demi rouillées, cet horizon circulaire de côtes et d’archipels me reportaient aux jours déjà lointains où je longeais l’Amérique du Sud et traversais les canaux de Schmidt. C’était bien la même navigation sans fin dans un cirque verdoyant et fermé. Mais, ici, point de neige à la crête des monts, ni de glaciers dont la nappe immobile se déverse sur la houle ténébreuse des forêts vierges ; et l’on ne voyait pas d’énormes glaçons rouler parmi les vagues leur troupeau de monstres irisés. Tout était charmant. Les montagnes avaient adouci leurs arêtes, elles escarpemens atténué leurs saillies. Les vallons, qui n’offraient plus l’aspect d’une végétation torrentielle, semblaient façonnés au sommeil des peuplades errantes. La nature, ayant vainement essayé d’être sauvage, se reposait dans une grâce mélancolique.

Et la douceur humaine avait mis partout son sourire. Les rizières et les champs s’étagent aux pentes des collines et les découpent en un damier vert dont je ne sais quel caprice a banni la ligne droite. Des phares blancs étincellent sur les promontoires, et des chapelles de bois retroussent les angles de leur toiture à la pointe des presqu’îles. Au fond des criques, devant des plages silencieuses, séparés du monde par les falaises hérissées de pins, mais reliés les uns aux autres par la même ceinture ondoyante, des villages, sous leurs tuiles sombres ou leurs chaumes épais, pressent leurs murs gris ocellés de trous noirs. Leurs flottilles en bois brut et les barques échouées sur le sable ont la gaîté neuve des planches écorcées et ajustées d’hier, encore humides de leur forêt natale ; et les voiles rectangulaires, qui de loin se gonflent