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lacets d’un sentier grimpant sous les érables roux et les pins sombres. A mesure que nous montions, je prêtais l’oreille pour surprendre le jaillissement de l’eau vive. On était bien empêché de l’entendre, n’y ayant d’autres cascades qu’un ruisseau qui ruisselait sur des rochers en pente. Mais nos plus habiles entrepreneurs de sites pittoresques n’auraient pas su tirer un meilleur parti de cette petite gorge silencieuse. Tout y était combiné de manière à séduire le promeneur et à distraire ses pas. Deux restaurans de bois s’ouvraient en galerie devant la cascatelle et l’on n’arrivait au second qu’après avoir traversé le premier. Les tables basses, tendues de nattes et de couvertures rouges, servaient à volonté de sièges et d’estrades. Des niches grillées, où les dieux gonflaient leurs joues comme des enfançons gorgés de lait, sanctifiaient le paysage. Leurs banderoles blanches flottaient dans la verdure, et leur pénombre s’étoilait de pâles lumignons. Le sentier ne courait point en aveugle. Ses sinuosités, dont chacune avait sa raison d’être, mettaient tour à tour en scène un vieux tronc tortu, des racines extravagantes, un coin de ciel encadré de vertes ramures, la fuite du ravin entre deux bouquets d’arbres. Aux endroits les plus flatteurs, des boutiques de curiosités et de souvenirs disposaient leur assortiment de cannes, porte-plumes, gobelets, presse-papiers et photographies. Je retrouvais à cinq mille lieues de l’Europe les petits marchands de Chamounix et leur camelote de boîtes en coquillages. Les Japonais seraient-ils donc les Suisses de l’Extrême-Orient ? Et, parmi tant d’officiers et d’ingénieurs envoyés à nos écoles, n’auraient-ils point dépêché des colporteurs et des aubergistes dans nos villes d’eaux et nos stations thermales, afin d’y apprendre comment on peut, du même coup, exploiter le touriste et machiner la nature ?

Nous ne rencontrâmes, sur ce chemin désert, en cette saison morte, qu’une famille japonaise, composée de deux vieilles gens et d’une jeune femme dont l’enfant essayait ses premiers pas. La grand’mère, les sourcils rasés et les dents noircies, et le grand-père, à qui sa maigreur, sa figure anguleuse et recroquevillée, sa gorge affligée d’un goitre naissant, donnaient une vague ressemblance avec l’oiseau marabout, s’étaient accroupis au milieu de la route et ouvraient les bras au marmot bariolé qui titubait vers eux et que protégeaient, comme deux grandes ailes tombantes, les manches étendues de sa mère. La jeune femme, rose et joufflue, jetait aux échos de la colline abandonnée par l’hiver ce rire de joie