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réconcilié avec le Japon, du moins la ville m’a révélé une immensité que je ne soupçonnais pas, et cette espèce de grandeur qui s’attache aux campemens humains, quand leur étendue passe l’imagination. Cette plaine, ces vallons, coteaux et collines que recouvrent d’innombrables villages soudés les uns aux autres par des ponts de bois ou de fer ; ces ravins où dévalent les chaumines et les chalets ; ces terrains vagues et les populeux faubourgs qui grouillent sur leur lisière ; ces canaux dont les multiples bras enserrent un pêle-mêle confus de boutiques, de bicoques treillissées, de masures, et dont l’eau sombre disparaît sous la charge des radeaux et des chalands, pour reparaître plus loin marécageuse entre de hauts remblais verdoyans et déserts ; ces tricots de ruelles pressées, et les larges avenues poussiéreuses dont les maisons trop basses rentrent sous terre, et les longues rues bordées d’auvens et de falots rouilles ; ce boulevard d’un européanisme hybride et ses murs de torchis noirs où s’ouvrent des fenêtres pareilles à des portes de coffre-fort ; ces gibets à plusieurs branches et ces croix de Lorraine qui sont des poteaux télégraphiques ; les parcs, les futaies, les rizières enclavées dans des bourgs ; les enclos où les princes se sont fait des palais secrets et de vastes solitudes, et dont les murs en descentes et en montées embrassent plus de terrain qu’il n’en faudrait pour bâtir une ville ; ces quartiers de constructions européennes qui détonnent doublement par leur contraste avec l’habitation japonaise et la discordance de leurs architectures ; ce fleuve peuplé de barques et au-delà duquel s’épaissit un nouvel entassement de baraquemens informes et de tuyaux d’usines, tous ces tableaux disparates, sans vive couleur et d’un dessin vilainement brouillé, s’ils répugnent au premier abord et nous oppressent de leur variété monotone, finissent par surexciter en nous une curiosité qui n’a pas franchi la moitié de l’univers pour abdiquer devant la plus invraisemblable foire de bric-à-brac que les hommes aient rassemblée sous les cieux.

Cette foire a, je ne dis pas un centre, mais une âme : le palais de l’Empereur et les ruines féodales qui l’entourent. Partez de la mer, à l’embouchure du Sumida-Gawa, longez des palissades désertes, traversez des ponts en forme d’arc, des îlots de maisons, des rues plus rocailleuses que le lit d’un torrent desséché, et des ponts encore ; franchissez le boulevard Ginza, le plus beau de la ville, le seul qui possède un trottoir de briques, et vous arriverez à une enceinte de murailles faites d’énormes blocs non